Fil d'Ariane
TV5MONDE : Votre résidence d’écriture démarre en novembre 2015 dans la cité des Cheminots et les cités Guynemer et Jean-Bart de Saint-Pol-sur-Mer, près de Dunkerque dans le département du Nord (59). D'un côté, une ancienne cité jardin avec maisons individuelles, et de l'autre, une grande barre HLM de 900 logements. Avant ça, quelle était votre expérience des quartiers dits “sensibles” ?
Antoine Tricot : Quasi inexistante. En Autriche, j’ai habité dans un quartier populaire mais ce n’est pas comparable à la France. J’ai 32 ans, je viens d’un milieu rural. Mon père a été menuisier puis artiste et ma mère était acupunctrice. A la maison il y avait beaucoup de culture, de livres, de musique et très peu de télévision. J’ai grandi dans un village de trente habitants, en montagne, à côté d’Aurillac. Je voyais la ville d’un seul bloc, sans distinguer les différences. Cette résidence m’a permis d’affiner mon regard.
Pourquoi selon vous, les quartiers populaires sont associés uniquement à l’immigration et non plus à l’histoire ouvrière ?
Antoine Tricot : J’avance deux hypothèses. Premièrement, la cité des Cheminots est construite dans l’entre-deux-guerres, à un moment où le mouvement ouvrier a le vent en poupe (victoire du Front populaire en 1936 en France, ndlr). Les résidences Guynemer-Jean Bart arrivent à la fin des "Trente glorieuses" (après la Deuxième Guerre Mondiale, la France connaît une longue période de croissance et d'industrialisation, ndlr), en 1974, au moment du premier choc pétrolier. S'en suit une vague de chômage et d’inégalités sociales grandissantes.
Deuxièmement, les quartiers populaires ont été isolés par l'instauration de la Politique de la Ville (qui se traduit par le financement avec un budget propre des quartiers en déshérence). Pour les remettre au niveau des autres territoires français, on a stigmatisé ces endroits en les affublant de sigles, comme les Contrats urbains de cohésion sociale (Cucs) à un moment, et aujourd’hui les Quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Cela en a fait des lieux à part, au moment du déclin du mouvement ouvrier où des structures comme le parti communiste ou le syndicat CGT ne permettaient plus de transmettre, discuter et prendre conscience de ce qu’était la classe ouvrière.
Il est beaucoup question de la politique de la ville dans votre livre. Le jargon employé et le fonctionnement rébarbatif de celle-ci donne le sentiment d’une situation inextricable. Qu’en est-il exactement ?
Antoine Tricot : Comme le dit une militante associative de Saint-Pol-sur-Mer, “il y a un déficit d'écoute des habitants dans la politique de la ville”. La France est un pays centralisateur qui décide, de Paris, pour l’ensemble des territoires en dépit des spécificités. A Saint-Pol-sur-Mer par exemple, il n’y a pas de problème de gentrification. Il y a très peu de cadres et de professions intermédiaires, donc les habitants n’ont pas peur de gens au pouvoir d’achat plus élevé qui viendraient acheter à des prix plus abordables comme à Montreuil (93), en région parisienne.
Les habitants doivent avoir un pouvoir de décision. C'est-à-dire, aller au-delà des consultations factices actuelles, coincées dans les études de faisabilité et des rapports d’experts. Le gros problème des quartiers populaires aujourd’hui, comme des zones rurales, c’est le manque de services publics. Il faut les rendre plus accessibles et plus humains, avec du personnel de terrain, au plus proche des populations.
(Re)voir : Antoine Tricot : "Les journalistes ne sont pas à l'écoute de ce qu'il se passe partout en France"
Antoine Tricot : Il y a une méconnaissance de la réalité des quartiers populaires car trop peu de journalistes en sont issus. Les médias manquent de moyens ou en tout cas n’en mettent pas assez dans le reportage en dehors des grandes villes. Le mouvement des "Gilets jaunes" a d’ailleurs attiré l’attention dessus et avant eux, les révoltes des banlieues en 2005... Le temps long n'est pas assez valorisé et l'événement prend trop de place.
Contrairement à la tendance, il me paraît logique d’aller faire un papier quelque part où il ne se passe rien a priori. Cela permet de faire sortir de nouveaux sujets et de montrer ce que vivent les gens la plupart du temps. Les événements exceptionnels peuvent témoigner d’une réalité particulière mais ne résument pas un lieu. Heureusement, les choses évoluent et des résidences de journalistes se mettent en place. Ils restent 4 ou 5 mois sur place, tissent des liens et s’imprègnent vraiment d’un territoire.
Dans votre enquête, vous assumez la subjectivité et plaidez en faveur d’un journalisme de la banalité, situé et transparent. Est-ce pour vous un moyen de lutter contre la défiance du public ?Antoine Tricot : Je pense que oui. Nous avons tendance à nous cacher derrière une prétendue objectivité. Ce que j’emprunte aux sciences humaines, c’est d’assumer le fait qu’il n’y a de vérité que partielle. Les écoles de journalisme n’encouragent pas à dire “je”, mais notre regard est influencé par notre éducation et notre parcours. Je suis un homme blanc, hétérosexuel, venant de la campagne. Ne pas dire d’où l’on parle, c’est mentir au lecteur. Il est important d’expliquer comment se construit l’information.
Sans ça, comment se faire une opinion et accorder sa confiance ? Car c’est moi, Antoine Tricot, qui choisit les témoignages et les informations. Il est très important que les désaccords et les critiques me soient adressés personnellement, et non à l’ensemble des journalistes. Or, actuellement, le milieu journalistique apparaît comme homogène pour le grand public.
Le lecteur doit pouvoir comprendre qu’il y a une pluralité de journalistes et de médias qui témoignent de réalités différentes. Enfin, les journalistes doivent reconnaître plus facilement leurs erreurs. Ce sont des êtres humains faillibles, qui travaillent dans des conditions de temps et d’argent précaires. La profession gagnerait à plus d’humilité et d’autocritique.
Antoine Tricot : C’est très difficile de répondre à cette question. Cela demanderait un travail de sociologie politique plus fin. Surtout que beaucoup d’habitants ne le déclaraient pas face à moi. J’ai les cheveux longs, de la barbe, on sent que je suis plus de gauche que de droite (rires) donc ça a dû en bloquer certains. Ce qui apparaît au travers des différents entretiens, c’est une revanche par rapport à un sentiment de trahison et d’abandon des politiques. Il est d’ailleurs intéressant de voir que la ville vote très fortement pour le RN aux élections nationales, mais pour le maire chevènementiste (du courant de l'ancien ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement, ndlr) aux élections locales.
Il y a aussi une question de racisme qui se perpétue de générations en générations. Pendant ma résidence, le racisme anti-roms et anti-réfugiés, était assez exacerbé, également de la part de personnes non-blanches. L’impression que les derniers arrivés sont responsables de tous les maux. Les immigrés plus anciens avaient peur que les bidonvilles et les camps rejaillissent sur eux de manière négative.
Concernant ce que certains qualifient de “sentiment d’insécurité”, un membre du RN le justifie par “la réalité du terrain”. Pourtant, si les chiffres officiels permettent de relativiser les actes violents dans ces quartiers, pourquoi est-ce si peu audible ?
Antoine Tricot : En consultant les archives du journal La Voix du Nord, il est frappant de constater le changement de ton après le 11 septembre 2001. Il y a eu un vrai tournant concernant l’insécurité, très présente dans le discours politique et médiatique. Plus un sujet est traité en Une, plus il imprègne la société et crée une vision tronquée du réel. Nous avons une responsabilité énorme, il ne faut pas penser que nous sommes à l'extérieur de la sphère politique.
A trop focaliser sur des événements on en arrive à voir des personnes âgées du Cantal, où j’ai grandi, avoir un “sentiment d’insécurité” devant leur télé alors qu’elles vivent dans des endroits où il ne se passe, au sens propre, rien. Ça ne veut pas non plus dire qu’il faut faire des reportages positifs (la banlieue c’est génial!) comme ça été le cas un moment.
En même temps, comment affirmer que le vécu de certains habitants des quartiers populaires ne serait qu’un “sentiment”. C’est aussi une réalité ?
Antoine Tricot : Tout à fait. Quand je suis arrivé à Saint-Pol-sur-Mer, on m’a beaucoup parlé du trafic de drogue et des affrontements entre jeunes de quartiers différents dans les années 1990. Il y a des moments de violences qui traumatisent. J’habite à Saint-Denis (93), juste à côté de l’endroit où les terroristes du 13 novembre 2015 se sont retranchés et cela a eu une incidence sur ma façon de voir la ville.
Les quartiers populaires sont des endroits où il y a des inégalités sociales très fortes, avec une forte concentration de maladies psychiques qui font ressortir des comportements difficiles à supporter pour les habitants. Il y a beaucoup de problèmes d’addiction peu suivis, parce que les services publics sont loin et que la santé mentale est mal prise en charge. Il faut toujours placer les événements dans un contexte plus général, nuancé et complexifié.
La complexité n’est pas souvent accordée aux personnes issues de l’immigration. Dans les reportages ou la fiction, les personnages sont assez binaires, héroïques ou au contraire, diabolisés...
Antoine Tricot : J’ai assisté à un match de foot en salle entre Saint-Pol-sur-Mer et Grande-Synthe (59). A un moment, ça a chauffé un peu entre deux joueurs et la situation s’est calmée très vite. Tous les jeunes présents m’ont dit : “Monsieur le journaliste, on est vraiment désolé que vous ayez vu ça, c’est pas comme ça d’habitude!”. Je leur ai répondu : “Attendez que je vous amène à un match de rugby dans le Cantal, c’est rien à côté !”. Là-bas, ils taillent leurs crampons de fer en pointe pour pouvoir ouvrir les jambes de l’adversaire, j'exagère à peine (rires).
Ce moment a été très formateur pour moi. Les quartiers populaires n’ont pas droit à l’erreur. Un des jeunes me disait, “Quand on vient d’ici, quoi qu’on fasse, on représente.”. Les bonnes et les mauvaises actions se répercutent sur l’image du quartier. La pression est énorme. D’ailleurs, à de rares exceptions, les jeunes m’ont tous dit vouloir trouver un travail, une femme et une maison. Ils rêvent d’une vie standard, de passer inaperçu et de ne plus être vu comme des êtres particuliers.
Antoine Tricot : Je n’ai pas observé de grands affrontements. Le vrai ras-le-bol concerne la BAC (brigade anti criminalité), qui revient souvent comme étant très problématique. Avec la police municipale, il y a une forme de convivialité. Certains sont employés depuis plus de 20 ans et ils connaissent les jeunes depuis leur naissance. Les rapports sont plutôt bon enfant et sympathiques.
Moins présente, la police nationale patrouille encore pas mal autour du quartier. Si ça ne s’est jamais mal passé devant moi, beaucoup de jeunes racisés m’ont raconté être victime de contrôles intempestifs, parfois plusieurs dans la même journée. Cela crée une tension mais ils gardent un respect pour ceux qui font leur travail correctement, sans discrimination et sans mépris. Certains se plaignent aussi d’agents qui tutoient et se permettent des remarques déplacées sur la religion supposée des jeunes perçus comme musulmans et donc suspects.
En France, la loi contre le séparatisme islamique fait débat. L’aspect religieux est peu abordé dans votre ouvrage. Pourquoi ?Antoine Tricot : C’est davantage ressorti chez les cheminots bizarrement (rires). Les retraités m’ont parlé des relations entre les communistes et le curé, des jeunesses ouvrières chrétiennes qui ont créé beaucoup d’associations pour l’amélioration des conditions de vie dans le quartier. On m’a très peu parlé d’islam. La question religieuse n’est pas absente, mais elle est formulée selon les termes des personnes concernées, au lieu de leur imposer une grille de lecture. Je ne veux pas rentrer dans le cadre de pensée dessinée par les grands médias.
Dans les quartiers populaires, les femmes sont en première ligne face aux violences. Qu’avez-vous observé des rapports hommes-femmes ?
Antoine Tricot : Traditionnellement, la SNCF ne comptait pas de femmes à part pour faire le ménage. Donc pendant les échanges à la cité Cheminots, les épouses ne se sentaient pas concernées. Du côté Guynemer, la population est jeune, et la réflexion autour de la question féministe est plus prégnante. Dans les quartiers populaires, il y a un vrai enjeu autour de la présence des jeunes femmes (de 15 à 25 ans environ) dans l’espace publique. Nawelle, un des personnages, explique qu’elle ressent une volonté de réduire les femmes soit à un “bout de viande”, soit à une “femme voilée”. Pour elle, il reste peu de place pour exister librement.
Il est très important que des jeunes filles comme elle portent ce combat avec leurs mots. Cela montre que le quartier est un lieu politique comme un autre, traversé par des tensions et une contestation de l’ordre établi.
Les éducateurs de rue font un travail incroyable dans ce sens. Ils avaient un petit F2 au pied d’un immeuble de la résidence Guynemer. Dans le livre, je décris l’atmosphère qui y règne. Tout le monde venait, des gamins de 7 ans aux pères et mères de famille. Il y avait de l’ambiance tout le temps. A l'intérieur, filles et garçons discutaient à bâtons rompus de façon très débridée. Il y a un patriarcat spécifique très fort, c’est indéniable. Mais le sexisme n’est pas propre aux quartiers populaires. Comme partout en France, l’espace est conçu pour les hommes.
Cheville ouvrière, Essai de journalisme critique en quartier populaire est disponible aux éditions Créaphis.