La nouvelle a détonné mardi 8 mai comme un coup de tonnerre dans l’actualité québécoise : le quotidien de Montréal "La Presse" se transforme en organisme sans but lucratif pour assurer sa survie.
Le journal fondé en 1884 avait déjà fait un virage numérique audacieux il y a 5 ans en éditant une version disponible gratuitement sur tablettes, puis en abandonnant progressivement, dès décembre 2015, son édition papier. La direction de
La Presse misait sur un modèle d’affaire basé sur un financement assuré uniquement par les revenus publicitaires, mettant fin aux abonnements. Il faut croire que ce modèle n’a pas fonctionné.
Une surprise sans en être une
La rumeur bruissait dans les salles de rédaction québécoises : ça ne va pas bien à
La Presse, les revenus ne sont pas au rendez-vous. Pas de surprise donc quand la direction du journal a convoqué tous les employés, en ce 8 mai, pour annoncer que le propriétaire Power Corporation se retirait du journal que Paul Desmarais avait acheté, il y a 51 ans, afin de devenir propriétaire d’un organisme sans but lucratif (OSBL). Power Corporation va quand même investir une dernière fois 50 millions de dollars pour assurer la transition. L’entreprise va aussi continuer à être responsable du régime de retraite des employés. La mutation en une
"fiducie d’utilité sociale" s’impose, disent les responsables, par la crise que traversent les médias, plus particulièrement la presse écrite.
Google et Facebook accaparent les revenus publicitaires
"Entre le modèle que nous avons conçu en 2010 et la réalité d’aujourd’hui apparaît un écart important en termes de revenus publicitaires, dû à la montée fulgurante des géants américains que sont Facebook et Google. A eux deux, ils accaparent près de 80% des revenus publicitaires numériques totaux au Canada", a précisé Pierre-Eliott Levasseur, le président de
La Presse. Autrement dit, les annonceurs ne vont pas publier leurs publicités dans
La Presse + ou les autres quotidiens canadiens mais sur Facebook et chez Google. Le modèle d’affaires développé pour assurer la pérennité de l’édition numérique du quotidien s’est donc effondré car il ne misait que sur ces revenus publicitaires. Paradoxalement,
La Presse + est un succès auprès des lecteurs qui possèdent une tablette et qui ont téléchargé en grand nombre l’application.
Chaque jour, l’édition est consultée sur 260 000 tablettes et l’ensemble des produits numériques du quotidien atteint quotidiennement 63% des Québécois adultes francophones. La direction du journal rejette donc complètement l’option de faire de nouveau payer un abonnement à ses lecteurs, arguant que ce serait
"dévastateur sur notre modèle d’affaires" a déclaré le président.
Devenir un organisme sans but lucratif a donc été la solution retenue pour permettre au journal d’aller chercher des sources de financement autre que les revenus publicitaires :
"Cette nouvelle structure ouvrira la porte à l’appui du gouvernement fédéral ainsi que de grands donateurs, de grandes entreprises, des fondations et des citoyens", selon Pierre-Eliott Levasseur.
Porte ouverte à une aide gouvernementale
Et c’est là tout l’enjeu. Parce que La Presse n’est pas le seul quotidien canadien à souffrir de cette hémorragie de revenus publicitaires : Le Devoir, le Globe and Mail, le Toronto Star et bien d’autres traversent tous une crise sans précédent. "On est très très près de la fin", a déclaré il y a trois mois le président du conseil du Toronto Star, le plus grand quotidien canadien.
Les revenus publicitaires des journaux ici ont fondu de 75% depuis 2005, alors que ceux au sein des géants du web sont passés de 600 000 millions de dollars à 7,7 milliards de dollars, dont 80% dans les poches de Google et Facebook. La crise est telle que les grands acteurs de la presse écrite se sont mobilisés pour demander de l’aide au gouvernement canadien. Il y a clairement urgence si le Canada veut maintenir une presse écrite de qualité dans ses frontières, surtout en cette époque de fausses nouvelles, les fameuses "fake news" dévastatrices pour l’ensemble des médias – et pour tout le monde au demeurant.
Le gouvernement de Justin Trudeau n’a pas fermé la porte à un plan de soutien mais à certaines conditions dont la principale : hors de question de financer des grandes entreprises ou de riches familles propriétaires de journaux. En sortant du giron de Power Corporation et de la puissante famille Desmarais, et en devenant un organisme sans but lucratif, La Presse se qualifie donc pour recevoir une aide gouvernementale. La ministre du Patrimoine Mélanie Joly a confirmé que le gouvernement était en effet en communication, depuis plusieurs mois, avec les dirigeants de La Presse et qu’Ottawa est "prêt à explorer de nouveaux modèles pour permettre les dons philanthropiques aux médias". Et elle a ajouté : "nous allons continuer de travailler avec La Presse et aussi avec les autres médias pour mettre en œuvre ces nouveaux modèles" tout en précisant que cette possible aide gouvernementale se fasse en respectant l’indépendance des médias.
Soutien des employés
Cette mutation du quotidien
La Presse a suscité de nombreuses réactions. Du côté des employés, on se dit officiellement rassuré par cette décision :
"on accueille favorablement le changement à la structure annoncé par La Presse et Power Corporation, dans la mesure où cette structure continue d’assurer l’indépendance de l’information et le maintien des emplois", a déclaré Charles Côté, le président du syndicat des travailleurs de l’information de La Presse. Karim Bennessaieh, journaliste du quotidien, a déclaré à
Radio-Canada :
"C'est clairement moins confortable que d'être au sein d'une propriété, au sein de Power Corporation. Ceci dit, les possibilités sont vraiment intéressantes et plutôt enthousiasmantes".
Parmi les perspectives intéressantes pour les employés, il y a la possibilité d’assurer une présence au sein du conseil d’administration de la nouvelle entité :
"Si on regarde ce qui se passe ailleurs, il y a toujours une représentation des employés quelque part dans la structure", constate Charles Côté. Le syndicat va amorcer des discussions importantes au cours des prochains mois car il y a encore beaucoup de questions sans réponses dans ce processus qui commence, surtout que les négociations pour renouveler la convention collective sont en cours.
Une bonne ou une mauvaise idée ?
Le spécialiste des médias Jean-Hugues Roy, professeur à l’Université du Québec à Montréal et ex-journaliste de
Radio-Canada, croit que cette solution est une
"bonne idée et une idée ingénieuse". Mais ce qu’il lit derrière tout ça, c’est la crise majeure que vivent les grands quotidiens canadiens, malgré les innovations technologiques qu’ils ont faites – le développement de l’application de
La Presse + a coûté des dizaines de millions de dollars, un investissement colossal pour un journal.
Jean-Hugues Roy estime que le gouvernement fédéral va peut-être devoir légiférer pour imposer aux géants du web, Facebook et Google, de partager un peu plus la part du gâteau de la pub :
"on n’est pas démunis devant Facebook et Google, dit le spécialiste en entrevue à Radio-Canada
. Il y a moyen de faire en sorte qu’ils contribuent un peu plus. Il faudrait qu’ils redonnent aux producteurs d’information. S’ils ne le font pas de leur propre initiative, il va falloir passer des lois pour aller chercher cet argent-là". En revanche, sur cette thématique, le gouvernement Trudeau est très réticent à imposer les géants du web : il refuse pour l’instant d‘imposer une taxe à la plateforme Netflix dont la popularité croissante a un impact direct sur les revenus des câblodistributeurs canadiens, les téléspectateurs abandonnant de plus en plus leurs abonnements.
> Lire en complément : Au Canada, Netflix exempté de taxesAlain Saulnier, ex-directeur de l’information de
Radio-Canada devenu lui aussi observateur attentif de la scène médiatique québécoise, ne cache pas son scepticisme face à cette mutation du quotidien
La Presse, même s’il en salue l’audace, tout comme il avait salué celle de l’édition numérique en 2013 :
"tant mieux si cela fonctionne, écrit-il dans son blog,
mais il s’agit d’une solution vulnérable. Miser sur les fonds publics et la philanthropie, est-ce là le modèle d’affaires alternatif ? Tous les médias rivaliseront les uns avec les autres pour obtenir leur financement respectif. La dépendance à l’égard des fonds publics comporte aussi sa zone d’ombre selon les gouvernements élus. Quant aux milliardaires philanthropes, ils ne courent pas les rues non plus. Je souhaite bonne chance à ce projet. Nous avons besoin de journalistes rigoureux et solides pour contrer la désinformation qui prend trop d’espace sur Facebook et les réseaux sociaux".
Ce qui est sûr, c’est que
La Presse innove de nouveau en choisissant cette transformation. Le pari est risqué, c’est évident : quel avenir attend ce quotidien qui a plus de 130 ans ? Quel avenir attend les autres grands quotidiens canadiens ? Ce qui est clair, c’est que les médias, écrits surtout, sont au pied du mur : plus que jamais, il faut trouver des solutions audacieuses et efficaces pour assurer la survie de cette presse qui, elle, ne donne pas dans les fausses nouvelles. C’est une situation qui affecte tout le monde, qui touche toutes nos démocraties, parce que la démocratie ne peut pas fonctionner sans une presse libre, indépendante et surtout digne de ce nom. Tout le monde est concerné : il y a urgence d’agir.