Fil d'Ariane
Par Quentin Müller à Bagdad - Photos : Sebastian Castelier
Les couloirs étriqués de la cour suprême fourmillent d’activité en cette matiné de reprise. Des hommes en costumes trois-pièces, en toges, et d’autres en polo et tongs, se pressent de salle en salle, dissipant ainsi le brouillard de tabac. Dans ce marasme fumeux, un homme fend la foule, plusieurs dossiers ornés de dorures sous le bras. Il tourne à gauche, puis prend à droite, avant de finir sa course dans une pièce au plafond bas. C’est là que va se tenir le procès de Mélina Boughedir, la française de 27 ans accusée d’appartenance à l’EI. Son box est vide. A presque 9h00 du matin, une quinzaine de journalistes français et ses trois avocats, attendent son transfert depuis sa prison.
Arrivés la veille, ces derniers n’ont pu s’entretenir avec leur cliente. "Sur le côté équitable du procès…", grimace l'un d'eux, Vincent Brengarth, qui n’en pense pas moins. Un représentant de l’ambassade française, accompagné de deux athlètes en oreillettes, a fait le déplacement. L’ambassadeur lui, n’est pas venu, retenu à Erbil. "C’est dire l’importance qu’il donne à ce dossier...", susurre t-on dans la salle. Interrogé sur la position française sur le procès à venir, son suppléant argumente : "L’Irak est un pays souverain. Ils ont une justice et nous devons la respecter surtout en ce moment, alors que cet État se réaffirme. Nous n’interviendrons qu’en cas de peine de mort." L’homme tient à rassurer sur les conditions de détention de l’accusée. "Elles sont correctes. A un moment, elle était seule dans sa cellule avec sa petite." Contre une trentaine de codétenues il y a quelques semaines. "Est-ce que ça sera sa cellule définitive après le verdict, je ne sais pas", conclut-il.
Trois juges irakiens font leur apparition. Les visages sont fermés, les moustaches épaisses. La salle se mure petit-à-petit dans le silence. L’attente de Mélina Boughedir, derrière les barreaux d’une cellule annexe de la cour de justice, donne parole aux balbutiements réguliers d’un ventilateur tourné en direction de la défense. L’un des juges interrompt le monologue de la machine par un : "Amenez Mélina !" À 10h33, la frêle jeune femme fait enfin son apparition. Elle tient à bout de bras sa fille Z. et porte un voile gris au ton rehaussé par quelques fleurs. Deux hommes trapus l’accompagnent jusqu’à son box. "Une chaise pour le bébé", demande un des juges. Un interprète dépêché par l’ambassade française assure la liaison Mélina-juges. Les premières questions retracent le parcours de la Française, rentrée illégalement en Irak via la Turquie, puis la Syrie. On présente ensuite plusieurs photos de la jeune femme et de son mari, déclaré mort après la reprise de Mossoul. Les clichés, aux pixels étirés, sont soigneusement imprimées en format A4, sous plastique, dans un classeur rempli d’autres images. Mélina doit confirmer si les clichés ont bien été pris en Irak et désigner du doigt de petites vignettes numérotées de visages de jihadistes, ou épouses, qu’elle reconnaîtrait. "Le 13, je l’ai rencontré à Tel Kaif (banlieue de Mossoul). Le 49, c’est la femme d’une connaissance de mon mari. La 69 ressemble à une femme d’Abu Hamza."
Cela suffit. Les juges remballent les classeurs et attaquent : "Mélina, êtes-vous venue volontairement en Irak ?" Sa fille, en équilibre sur ses jambes, est descendue du siège, et répond aux juges en gazouillant deux fois : "NA-NA, NA-NA". L’émotion s’avance alors que le ventilateur couvre toujours plus les réponses brèves de l’accusée. "Quand je suis venue en Irak, je n’étais pas au courant…", lâche t-elle, confuse, aux juges. Elle reprend : "On était en vacances en Turquie et avant mon retour en France, mon mari m’a annoncé vouloir aller en Syrie pour vivre l’Islam. Il m’a dit : ‘si tu ne viens pas, je prends les enfants.’ " Un des juges reprend : "Mélina, depuis quand vous êtes-vous convertie à l’idéologie de Daech ? - ‘Je ne sais pas… Je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé… Daech a pris nos passeports quand nous étions en Syrie. J’ai ensuite pris un bus pour Mossoul et on m’a mis dans une madâfa réservée aux femmes pendant deux semaines."
Mélina avoue ensuite avoir été gratifiée d’une maison pour ses enfants et son mari. Elle dit de lui qu’il ne rejoint pas l’organisation terroriste derechef. "On lui a proposé d'être cuisinier pendant 6 mois", affirme t-elle, laissant les juges irakiens dubitatifs. "Mélina, avez-vous reçu un salaire ?", demande un juge. "Oui, mais un moment ils (Daech) forçaient méchamment les gens à aller au combat. Comme mon mari a refusé, ils ont arrêté de verser l’argent. Il n’a pas fait de combat. Il a fini par être déçu de tout ça et s’est moins impliqué", témoigne, toujours sans convaincre, l’accusée, le bébé dans les bras. Un garde vient donner un verre d’eau à l’enfant.
"Mélina, croyez-vous à l’idéologie de Daech ?", enfonce un juge. "Pas du tout non", lance-t-elle faiblement. La salle d’audience chuchote, sa défense convainc peu. "Autre chose à dire ?", relancent les juges. "Non", répond Mélina dont la réponse s’envole très vite au gré des rotations du ventilateur.
C’est au tour des avocats français de contre-attaquer. William Bourdon s’avance et s’adresse à sa cliente : "Condamnez-vous l’ensemble des crimes de Daech ?". Mélina : "Oui", faiblement. Un des juges fait remarquer au traducteur que chaque question devra être posée au préalable au juge et, si validée, être posée ensuite à l’accusée. Un recadrage qui annonce le ton. La question est donc reposée une seconde fois et Mélina répond toujours aussi faiblement : "Oui". "Vous n’avez pas participé aux combats avec Daech, le confirmez-vous ?", demande l’avocat. L’accusée dit n’avoir participé à aucun acte impliquant l'organisation, se contentant de rester chez elle et ne sortant que très rarement. Une affirmation qui va contre une "possible" appartenance aux brigades féminines de la Hisba (police morale de l’EI), selon un haut gradé du renseignement français, cité par Libération.Dans la foulée, Mélina est sortie de son box : les juges doivent se concerter pour un verdict. Huit minutes plus tard, à 11h27, tout le monde reprend sa place, puis se lève. Un téléphone sonne et brise le moment solennel. C’est le portable d’un des juges... qui prend l’appel. Son collègue annonce alors une peine de 20 ans. Pas de coup de marteau. En guise de toc-toc, le juge lâche la pile de dossiers, sans aucune émotion. La séance est levée.