Fil d'Ariane
"La responsabilité de ce drame est avant tout celle de passeurs, qui mettent en danger la vie d’hommes, de femmes et d’enfants sans aucun scrupule." C’est ce qu’a déclaré le ministre de l’Intérieur français Gérald Darmanin mercredi 24 novembre, en réaction au naufrage d’une embarcation de migrants en route vers le Royaume-Uni, qui a fait 27 morts. Même son de cloche de l’autre côté de la Manche : le premier ministre britannique Boris Johnson a appelé à augmenter les efforts pour démanteler les entreprises de "gangsters" qui aident les migrants à traverser.
Comment s’organisent ces passeurs, souvent désignés comme responsables des tragédies migratoires ? Le directeur de l’observatoire Hugo à l'Université de Liège et professeur à Science Po François Gemenne, spécialiste des questions migratoires, constate que ces derniers se professionnalisent, en réponse aux renforcements de la sécurité aux frontières des États. Quelle solution face à ce problème ? Sécuriser des canaux de migration légaux selon lui.
TV5MONDE : Comment fonctionnent les réseaux de passeurs ?
François Gemenne : Ils fonctionnent à la fois de façon tentaculaire et pyramidale. C’est très très difficile de démanteler des réseaux de passeurs, parce que ce sont souvent des réseaux qui fonctionnent avec énormément d’intermédiaires. Même si on arrête un ou deux ou quatre ou cinq passeurs, il y en a d’autres qui reviennent à leur place.
Ce qui est marquant, c'est de voir les réseaux de passeurs se professionnaliser depuis une dizaine d’années.
François Gemenne, spécialiste des questions migratoires
Et parfois, les migrants sont eux-mêmes passeurs. D’autres fois, des réseaux offrent à un ou deux migrants de faire la traversée gratuitement s’ils acceptent de diriger l’embarcation. Ce qui est marquant, c'est de voir les réseaux de passeurs se professionnaliser depuis une dizaine d’années.
Avant, on avait des gens qui faisaient un peu ça en amateurs, parfois pour rendre service. Il y avait des pêcheurs qui mettaient à disposition leurs embarcations et qui le faisaient contre une somme d’argent. Mais là ce sont vraiment des réseaux professionnels.
TV5MONDE : Comment expliquer cette professionnalisation de l’activité de passeur ?
François Gemenne : Ce développement est lié à la logique de sécurisation des frontières. Plus on va aller dans une logique de renforcement de la sécurité des frontières et plus le business des passeurs va se développer. Plus les frontières seront protégées et surveillées et plus les passeurs seront indispensables aux migrants pour faire la traversée.
En même temps, plus les frontières vont se protéger, plus les passeurs vont se professionnaliser et plus les industries de défense et de surveillance pourront vendre des équipements sophistiqués et très coûteux. Les deux grands bénéficiaires de cette logique sont les passeurs et les industries de surveillance et d’armement.
Plus il y a de passeurs, et plus on convainc les États qu’il faut mieux surveiller et mieux sécuriser les frontières.
François Gemenne, spécialiste des questions migratoires
Plus il y a de passeurs, et plus on convainc les États qu’il faut mieux surveiller et mieux sécuriser les frontières. Et donc plus le business des passeurs prospère, plus il y a de traversées illégales, et plus les États se convainquent qu’il faut investir dans de nouveaux moyens de surveillance. C’est un cercle vicieux, qui rapporte des milliards aux passeurs et aux industries de surveillance et de défense. Les deux perdants, ce sont les États et les migrants.
TV5MONDE : Comment les réseaux sociaux ont modifié la donne ?
François Gemenne : Le recrutement des passeurs se fait à la fois par le bouche-à-oreille, mais aussi grâce aux réseaux sociaux, notamment des pages Facebook. Le fonctionnement est similaire à une agence de voyage. Ceux qui veulent passer doivent payer tel prix, ont rendez-vous à telle heure à tel endroit.
Ce n’est pas le dernier obstacle de la Manche qui va les arrêter.
François Gemenne, spécialiste des questions migratoires
Il faut bien se rendre compte que les migrants ont fait des voyages de parfois plusieurs années, avec des milliers de kilomètres. Ils ont risqué leur vie plusieurs fois. Ils ont dépensé des centaines, parfois des milliers d’euros. Ce n’est pas le dernier obstacle de la Manche qui va les arrêter.
TV5MONDE : Pourquoi la France et le Royaume-Uni remettent-ils la faute sur les passeurs ?
François Gemenne : Parce qu’aucun d’entre eux ne veut assumer une responsabilité politique pour cette situation. C’est facile de rejeter la faute uniquement sur les passeurs, qui sont évidemment criminels, je ne cherche pas du tout à les défendre.
À un moment donné, il faut s’interroger sur la responsabilité politique, qui fait que depuis des années, on a les mêmes politiques sécuritaires qui d’une part, ne fonctionnent pas, ne parviennent pas à réduire le nombre de traversées illégales et qui surtout créent des drames abominables comme celui d'hier.
Si on veut vraiment lutter contre les passeurs, il faut organiser l’immigration.
François Gemenne, spécialiste des questions migratoires
TV5MONDE : Quelles solutions peuvent être envisagées pour lutter contre ce problème ?
François Gemenne : Quelque part, si on veut vraiment lutter contre les passeurs, il faut organiser l’immigration. Pour le moment, ce sont les passeurs qui l’organisent.
En organisant des canaux de migration légaux et sécurisés, on peut remédier à ce problème. Il ne faut pas oublier que pas mal de gens, sans doute parmi ceux qui sont morts hier en mer, sont éligibles à l’asile. Donc si il y avait une sorte de canal de migration sécurisé, où les gens savent que s’ils sont en condition de traverser, ils pourront obtenir l’asile, les gens utiliseraient ce canal plutôt que d’utiliser des passeurs, qui en plus leur coûtent beaucoup d’argent.
Aussi, il faudrait arrêter de pourchasser les migrants et de se convaincre qu’ils viennent en France juste parce qu’ils vont avoir un logement décent et une douche décente. Il faut réaliser que si tous ces gens prennent tous ces risques et se jettent dans la Manche de façon un peu inconsidérée, c’est pas seulement parce qu’ils veulent arriver en Angleterre c’est aussi parce qu’ils veulent fuir les violences policières en France.