Quels sont les précédents d’un tel accord ?
Pour tous les pays confrontés à une arrivée incontrôlée de migrants illégaux – Europe, Etats-Unis ou autres – le principe consistant à inciter les pays voisins à faire un effort pour réguler le flux migratoire et accepter la réadmission des migrants illégaux est un très grand classique.
Et qu’en échange, les pays de transit qui, eux, ne sont pas demandeurs, réclament des contreparties, à commencer par des espèces sonnantes et trébuchantes - c'est aussi un grand classique. A vrai dire, tous les éléments de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, qui sont sur la table depuis novembre 2015, découlent du principe donnant-donnant classique. A une exception notable, toutefois : le troc « un pour un »
Un migrant refoulé pour un migrant admis
L’Union européenne admettrait un migrant venant d’un camp de réfugiés en Turquie pour chaque migrant refoulé vers la Turquie, car arrivé clandestinement par la mer sur les côtes d’Europe. Objectif : saper les filières de passeurs. Et aussi inciter les Etats Européens à prendre directement en Turquie des réfugiés déjà sous l’égide du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) et régularisés pour les réinstaller sur leur territoire.
Concrètement, que signifie cette clause ?
La mise place de « corridors humanitaires » – pourquoi pas des ponts aériens ? – qui permettraient d’acheminer directement les réfugiés en Europe pour les « réinstaller » dans un pays d’Europe, plutôt que de les laisser aux mains des passeurs, s’échouer sur les côtes d’Italie ou de Grèce, mourir noyés ou condamnés à errer sur les routes des Balkans.
Ces termes de l'accord étaient déjà présents en 2015, avec le projet de
« réinstallation » de 20 000 réfugiés en Europe (encore dans les pays tiers), défini quelques semaines avant celui de
« relocalisation » de 160 000 réfugiés (déjà arrivés en Europe).
Jusque-là, les termes de l’accord se tiennent.
L’autre partie de l’accord, elle, est plus contestable, même si elle reste défendable : le refoulement vers la Turquie de tous les migrants arrivés illégalement en Grèce ou en Italie. Là, le véritable enjeu est la défense des frontières externes de l’espace Schengen, entre la Grèce et la Turquie. Elles doivent être défendues pour deux raisons : assurer l’entrée ordonnée des réfugiés et éviter le rétablissement des contrôles au sein de l’espace Schengen, qui serait aussi fâcheux que coûteux.
Ce qui est vraiment très étrange, c’est de lier l’une à l’autre ces deux logiques –réinstallation et refoulement. Cela, à ma connaissance, est sans précédent, et évoque désagréablement le programme «
pétrole contre nourriture » mis en place dans les années 1990 pour desserrer l’embargo de l’ONU sur l’Irak...
Que peut-il ressortir de cet accord ?
La Turquie a les moyens d’agir. Si elle se laisse convaincre de briser les réseaux de passeurs, elle devra prendre en charge les réfugiés directement à la source, sur son territoire – sans parler d’intervention en Syrie, en Afghanistan ou en Libye.
Sur les 3 milliards d’euros d’aide déjà promise par l’Union européenne, une première enveloppe de 95 millions d’euros lui a déjà été allouée début mars 2016.
Concrètement, il s’agit de nourrir les réfugiés, d’éduquer les enfants… et éventuellement de s’occuper de leur transfert en Europe, où ils seront « réinstallés ». Mais y aura-t-il suffisamment de volontaires pour les réinstallations ? L’Autriche a déjà déclaré vouloir instituer un quota. Sur les 160 000 « relocalisations » (de demandeurs d’asile déjà présents sur le territoire de l’Union Européenne, ndlr) prévues sur deux ans, un millier seulement ont eu lieu depuis six mois.
Difficultés d’organisation ? Mauvaise volonté des pays d’accueil ?
Il faut aussi compter avec la volonté des réfugiés d’éviter certains pays d’accueil. En Slovaquie, par exemple, qui doit accueillir 900 demandeurs d’asile, la population panique déjà. La plupart des demandeurs d’asile visent des pays qui revendiquent une « culture de l’accueil » comme la Suède ou l’Allemagne, qui en a accueillis plus d’un million en 2015. Si
la société allemande, parfois, réagit mal, ce n’est pas tant par rejet des migrants que par réaction devant la désorganisation et le déséquilibre au sein de l’Union européenne.
Que manque-t-il à l’Union européenne pour gérer cette « crise » ?
Il manque un diagnostic convergent des Etats membres sur ce que sont ces demandeurs d’asile : victimes ou menaces – sociales, économiques, sécuritaires, sanitaires ? Accueillir les demandeurs d’asile et refouler les migrants irréguliers : à Bruxelles, tout le monde est d’accord. Le consensus européen existe. C’est au niveau des capitales qu’apparaît le clivage. Pour quelqu’un comme Viktor Orban, en Hongrie, par exemple, les migrants sont des menaces.
On pointe beaucoup le déficit de solidarité des Européens. Mais des pays comme la Pologne et la Hongrie ne veulent pas sortir de l’UE et il faudra leur faire comprendre que la solidarité à l’égard des migrants est le prix à payer pour le soutien qu’ils reçoivent de Bruxelles.
En réalité, ce déficit de solidarité est la conséquence
d’un déficit de confiance aux frontières extérieures.
La réponse, c’est l’européanisation des contrôles frontaliers : garder les frontières de l’Europe par un corps européen de garde-frontières en triplant le budget
Frontex. Puisqu’il y a un doute sur la capacité et la volonté des Grecs ou des Italiens, qui ont tendance à laisser entrer les migrants en transit sur leur territoire, des experts européens, dans les « hotspots », prendraient en charge l’accueil des migrants dans le sud de l'Europe.
Une fois que les frontières seront correctement contrôlées, l’idée que les demandeurs d’asile qui arrivent à nos portes doivent être pris en compte et répartis sur le territoire devient acceptable. L’Union européenne s’en sortira au forceps, comme souvent - comme pour la crise de la zone euro. Sur la relocalisation, déjà, il y a eu un vote à la majorité qualifiée et le plan des 160 000 a été adopté. «
Wir schaffen das !» (« Nous allons y arriver ! ») martèle la chancelière allemande Angela Merkel, même si, pour le moment, ce n’est pas encore le cas.