Mon village à l'heure du Front national

Un village paisible au milieu d'un paysage bucolique à une centaine de kilomètres de Paris. Pas de problèmes économiques particuliers, personne à exclure, et pourtant, un habitant sur deux a voté pour le Front national lors des dernières élections régionales.
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©Sylvie Braibant
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Le témoignage de Sylvie Braibant extrait de Caravane, un blog TV5MONDE

C'est un joli village avec son bourg de quelques maisons réunies en cercle autour de l'église du 16ème siècle, ses hameaux dispersés, ses deux "châteaux" dont l'un classé jardin remarquable, ses prés moutonnants entre les bois, son monument aux morts des conflits de 1870 et 1914/1918 - un seul décès lors de la Seconde guerre mondiale, mais pas au combat. Désormais, lorsque je sortirai l'été de ma maison, que je me promènerai dans mon charmant village, saluant et conversant aimablement avec mes voisins, je saurai que un sur deux a voté pour le Front national. Cette bourgade de l'Ouest du Gâtinais, à 100 kms au Sud de Paris, a préféré massivement, avec plus de 47% au 1er comme au 2ème tour, la liste du parti d'extrême droite français, ultranationaliste et xénophobe, pour les élections régionales de décembre 2015. Et pourtant, ici, il n'y a personne, nul "autre" à exclure... Une montée inéluctable d'un scrutin à l'autre : présidentielle de 1995, Jean-Marie Le Pen (le père) 18% ; présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen (encore le père) 16% ; présidentielle de 2012, Marine Le Pen (la fille) 30,39% ; Européennes de 2014, liste de Marine Le Pen (encore la fille) 42,55% ; Départementales de 2015, 42% encore ; et donc Régionales de 2015, 47%… 


Alors je regarde cet endroit d'adoption où je me sens si bien. Je cherche des bribes, des jalons, des signes, pour une sorte d'instantané, sans prétention aucune. Montbarrois, 306 habitants aujourd'hui, n'a jamais voté à gauche. Ce village, administré par une femme (maire sans étiquette) depuis 25 ans, une rareté encore aujourd'hui, a les pieds plantés dans la terre, une glaise collante, et le socialisme n'y a jamais été bien vu. D'un scrutin à l'autre, la droite traditionnelle y semblait immuable. En deux siècles, entre 1793 et 1982, la population y a été divisée par deux et demi, de 510 à 198 habitant, avant de remonter doucement avec la venue de familles plus jeunes, attirées par la vie au grand air, des terrains rendus constructibles et l'image d'Epinal de la tranquillité sereine : un bal du 14 juillet, joyeux et très couru dans le canton, un vide grenier bien fréquenté, un cambriolage de loin en loin, une querelle de ci de là, vite oubliée, autour d'un marronnier centenaire, d'un local à poubelles malmené ou d'arbres aux branches trop généreuses, des enfants trop bruyants parfois sermonnés, une équipe de télé-réalité venue planter, le temps d'une saison, ses caméras dans une maison à rénover. D'étrangers, aucun, sauf des Parisiens qui ouvrent leurs résidences secondaires au joli moi de mai venu, avant de les refermer avec les brouillards d'automne. Pas de commerce, pas de transports à l'exception des cars scolaires, sauf un bus par jour à la mairie pour Montargis, la "grande ville", 25 kms à l'Est. Deux voitures au moins au pas de presque toutes les portes...

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©Sylvie Braibant

Une population ni vieille ni jeune, peut-être légèrement plus âgée qu'ailleurs, à l'image de celle de la France, un chômage à 9%, un peu moins élevé que la moyenne nationale (10,5%), une moitié de retraités, une moitié d'actifs principalement ouvriers, employés, institutrices, aides à domicile, ou agriculteurs, un ou deux artistes, des maisons coquettes et proprettes dont certaines concourent régulièrement pour les compétitions de fleurissement. Le village est niché sur l'une de ces hauteurs qui marquent le partage des eaux entre la Seine et la Loire, à équidistance (deux kilomètres de chaque côté) de deux bourgs plus importants Boiscommun au Sud, Beaune-la-Rolande au Nord. Boiscommun, son église du 13ème siècle qui résonne une fois l'an d'un concert international, accompagné d'un ballet de voitures officielles d'où descendent des personnalités un peu lointaines. Beaune-la-Rolande qui abrite le collège, un lycée agricole, mais aussi le supermarché, cette nouvelle place de village, et qui tente d'effacer de sa mémoire son camp de concentration où furent rassemblés des milliers de citoyens français juifs, hommes, femmes, enfants, avant d'être déportés vers les camps de la mort - et parmi eux mon grand-père, son frère et sa belle-soeur. Boiscommun, une si belle localité, entouré de remparts, son école primaire, et sa trentaine de jolies maisons à vendre, ses services transférés ailleurs (plus de poste, de représentation bancaire), ses commerces qui ferment les uns après les autres, sauf celui du très populaire Mr Mohamed, repris par son fils, ses deux médecins qui ne seront sans doute pas remplacés, ses disputes de clochers - au sens propre, on s'y est empoigné pour des sonneries de cloches trop insistantes… Ici et là, on y a aussi plébiscité le FN aux régionales, plus de 43% à Boiscommun, plus de 42% à Beaune-la-Rolande. 

Alors quoi ? D'où vient donc cet engouement pour le Front national dans ce si tranquille Montbarrois ? Le bruit pas si lointain, et parfois effrayant, des villes ? La religion du lotissement et son corolaire l'isolement ? Le sentiment d'être coincé - si difficile de revendre un terrain et une maison bâtis à grands frais ? Un assainissement individuel des eaux usés, très coûteux, imposé, paraît-il, par l'Europe à des ménages déjà très endettés, et qui finalement n'a jamais été appliqué mais qui reste suspendu comme une épée de Damoclès ? La crainte de la disparition de la commune à l'occasion de la réforme territoriale qui a conduit les élus à afficher leur deuil ? Le souvenir d'une crise de la vache folle qui décima une ferme locale où pourtant aucune bête n'était malade ? Une contagion sans autre explication que celle d'une montée en mayonnaise ? Trop peu, quelques riens, décidément je ne vois pas...

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©Sylvie Braibant

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