Monde arabe : les chagrins des peuples en rap

Derrière les démonstrations spectaculaires dans les grandes avenues des villes arabes se manifeste un courant de jeunes rappeurs. Colères et chagrins de la société deviennent aujourd’hui des paroles rythmées. Elles se mélangent avec des mélodies traditionnelles et de la poésie arabe. Les soulèvements de 2011 ont « donné de l’énergie » à ce genre de rap engagé et furieux. C’est aussi le printemps du rap !
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Monde arabe : les chagrins des peuples en rap
Le rappeur égyptien Deeb dans le clip de sa chanson “Maou'oud“ dédiée aux “martyrs des révolutions arabes“
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18.02.2013
« Maou’oud » est le titre d’une fameuse chanson romantique de 1971 d’Abdel Halim Hafez, un équivalent arabe de Jacques Brel ou de George Brassens. Aujourd’hui, « Maou’oud » (promis) est le nom d’un morceau de rap où le jeune égyptien Deeb critique la situation politique actuelle dans son pays. Derrière le rap de Deeb, on entend l’un des thèmes musicaux de l'originelle « Maou'oud » . Dans le clip, le jeune artiste rappe en sillonnant les rues du Caire à pied ou à l’arrière d’une camionnette. Il s’en prend à l’ancien régime du président déchu Hosni Moubarak, mais aussi au pouvoir islamiste en place. Corruption, harcèlement sexuel, manque de sécurité, médias corrompus, entre autres, sont évoqués dans le rap de Deeb, « dédié aux martyrs du Printemps arabe ».
Deeb se revendique d'un courant de rappeurs moyen-orientaux qui s’affichent désormais avec une identité bien définie. Après être cachés pendant des années dans un monde « souterrain », leur musique commence à se diffuser, selon Yazan Al-Saadi, journaliste et critique au quotidien libanais Al Akhbar. « On peut dire qu’avec le déclenchement du Printemps arabe il y a deux ans, un nouveau chapitre de rap arabe a commencé », explique le journaliste à TV5 Monde. Auparavant, les rappeurs arabes « ne faisaient qu’imiter » les Afro-américains, selon Al-Saadi. Dans un article sur Maazef, un pure player arabophone consacré à la musique, le journaliste parle d’un nouveau rap arabe plus attaché à la culture et à la société.  Mais où était-il ce rap avant le fameux printemps arabe ? « Ça existait déjà mais c’était souterrain. Les révolutions arabes lui ont donné de l’énergie, nous explique-t-il, mais ce n’est pas parce que le printemps arabe a eu lieu que ce phénomène est né ». Naserdayn Al Touffar, un rappeur libanais, le formule autrement : « Avec le printemps arabe, les gens ont commencé à croire en ce qu’on disait depuis longtemps ». Avant, le public ne s’intéressait pas beaucoup à ce genre de rap. « Ils avaient perdu tout espoir de changer les choses », ajoute-t-il. Du rap à l'oriental : "embrasser la culture arabe" Et pour un rap qui veut remonter le moral des populations, il faut soigner aussi bien la forme que le fond. C’est là où interviennent les mélodies orientales où la poésie en arabe classique. « C’est un courant qui embrasse la culture arabe. Il est plus à l’aise avec la poésie, la linguistique et la musique folklorique de cette région », commente Al-Saadi. L’accent joue aussi un rôle. C’est ce qui imprègne le rap de Touffar. Il vient de Baalbeck, une ville de l’Est du Liban, dans la région de Beqaa. Collier, veste verte militaire, moustache et barbe à la Che Guevara, Touffar « représente la révolution partout où elle se passe. Et si je la critique, c'est que j'ai peur pour elle ». Il rappe  généralement sur le « racisme et la répression des régimes politiques ». « Dans notre pays, la pression des régimes prend des formes horribles et effrayantes. Et cela fait du rap un vaste espace d’expression. Pour moi, toutes les formes de censure sont factices. Je m’en fiche ». Dans son rap, il critique la division sectaire au Liban, l’absence de libertés politiques, le décalage entre les riches et les pauvres, mais aussi Israël et les arabes qui « lui ont vendu notre terre ». Dans « Men Awel » ("dès le début"), il affirme être « contre Israël, mais aussi contre le régime (libanais), et d'une façon générale contre tous les régimes ». Mais cela ne veut pas dire qu’il est entièrement d’accord avec la manière de mener les révolutions arabes. Car il parle de ces « voleurs qui s’emparent de la révolution pour gagner leur vie ». Toujours avec les mélodies orientales de la région du Levant.
De la colère Chez Touffar, comme chez les autres rappeurs, il y a toujours de la colère. « Dans le rap arabe, il y a beaucoup de frustration et d’agressivité, remarque Al-Saadi, et cela est normal vu la situation politique et économique de nos pays ». Pour le "Che" du hip-hop libanais, « le rap et la colère sont les deux faces d’une même pièce ». « Si on ne se révolte contre rien, il ne faut pas qu’on rappe, insiste Touffar. Dans mes chansons, je ne parle pas seulement des autres, des misérables, mais de moi-même car je suis misérable et tout ce qui se passe ici me concerne ! » Il est en colère avec les politiciens conservateurs qui confisquent le pouvoir, mais aussi avec l’opposition de gauche. Cette gauche, d’après lui, essaie de vendre un discours populaire dont elle a réellement abandonné les valeurs. Ses critiques contre les « faux révolutionnaires » et la gauche pan-arabe (popularisée par l'égyptien Gamal Abdel Nasser dans les années 50) sont clairement affirmées dans « Beyrouth Kheibitna » ("Beyrouth notre désespoir"). Il a coproduit cette chanson avec El Rass, un autre rappeur libanais. « Comment la gauche peut être démocratique alors qu’elle est financée par l’Europe pour rester silencieuse ?! » se demandent-ils dans la chanson.
El Rass, lui, propose dans un autre morceau de « célébrer la révolution » : « Que nos villes se réjouissent, que les martyrs dansent », sont les premières paroles de la chanson « Foosh ». Et au milieu, il se met à chanter « El Howara », qui appartient au répertoire classique folklorique et dansant.
Mais chez ses camarades syriens, il n’y a apparemment pas de place pour se réjouir. Enfin pas pour le moment. Le groupe Latlateh rappe autour d'une description détaillée d'une scène d’explosion à Damas. La victime par terre, ses intestins sur le trottoir, et « boom boom bam », le titre s’entend tout au long de la chanson.
En 2012, Latlateh, Touffar, El Rass, Deeb et d’autres rappeurs venant de la Jordanie et de la Palestine décident de travailler ensemble. Ils lancent une série de concerts avant de produire un CD commun. « Ce qu’on est en train de voir aujourd’hui, c’est une explosion culturelle, remarque Al-Saadi. Le soulèvement populaire a influencé la société, la culture et le style de vie. Et maintenant j’ai l’impression que cela commence à se sentir dans la musique ».