Fil d'Ariane
Depuis 2010, ils seraient plus de 6500 travailleurs migrants à avoir perdu la vie sur les chantiers de construction des stades de la Coupe du monde 2022, au Qatar. Chaleur intense, chutes et insuffisances cardiaques, accidents de travail… Le média britannique The Guardian met en lumière la face sombre d’un des plus grands événements planétaires. Entretien avec May Romanos, chercheuse sur la région du Golfe pour Amnesty International.
6 500 travailleurs migrants morts dans les chantiers de construction des stades au Qatar depuis 2010. C’est le chiffre qu’avance The Guardian, ce mardi 23 février 2021. Le journal britannique, en pointe sur les investigations liées au football, a récolté et compilé des données collectées auprès des autorités du Sri Lanka, du Népal, du Bangladesh, de l’Inde ou encore du Pakistan.
Ces chiffres pourraient être bien plus importants, car le Kenya ou encore les Philippines, grands pourvoyeurs de travailleurs au Qatar, n’ont pas, comme d’autres pays, communiqué leurs chiffres.
Face à cela, le Qatar affirme constater uniquement 37 décès de migrants liés à la construction de stades. La FIFA , par la voix de son porte-parole, avance : "Avec les mesures de santé et de sécurité très strictes sur le site, la fréquence des accidents sur les chantiers de la Coupe du monde de la FIFA a été faible par rapport à d’autres grands projets de construction dans le monde".
Une situation dénoncée à de nombreuses reprises, ces dernières années, par plusieurs ONG. Elles alertent sur la situation des travailleurs migrants sur les chantiers de construction de stades et d’infrastructures pour la Coupe du monde 2022. Parmi elles, Amnesty International, représentée par May Romanos, avocate et chercheuse au sein du pôle Proche-Orient.
TV5MONDE : Suite aux différentes polémiques qu’a suscitées l’organisation de la Coupe du monde 2022, le Qatar a annoncé un certain nombre de réformes. Quelle est la réalité sur place depuis cette annonce et dans quelles conditions travaillent les migrants ?
May Romanos : Après des années d'examen minutieux de son traitement des travailleurs migrants et la dénonciation de leurs conditions de travail, le Qatar a finalement pris un engagement important pour améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs migrants, qui représentent environ 90% de sa main-d'œuvre. Aujourd’hui, des progrès importants ont été accomplis, notamment avec la suppression de l’obligation légale pour les travailleurs d’obtenir la permission de leur employeur de quitter le pays ou de changer d’emploi, la création de nouveaux tribunaux du travail et l’introduction d’un nouveau salaire minimum.
Cependant, ces réformes ne sont pas toujours mises en oeuvre, laissant des milliers de travailleurs à la merci d'employeurs sans scrupules, qui continuent de les exploiter en toute impunité. Aujourd'hui, de nombreux travailleurs migrants ne sont toujours pas payés à temps ou en totalité.
Beaucoup d’entre eux travaillent sur des plages horaires excessivement longues et luttent pour accéder à la justice afin de faire reconnaître les abus dont ils sont victimes.
Il faut savoir que beaucoup arrivent au Qatar endettés, après avoir payé des frais de déplacement élevés. Ils se retrouvent donc, de facto, piégés, dans un cycle d’abus dont ils ne peuvent s’extraire. Il faut ajouter à cela la pandémie de Covid-19, qui a encore exacerbé les abus dont ils étaient victimes. Certains ne reçoivent pas leur salaire depuis des mois.
TV5MONDE : Avez-vous des témoignages ou des cas concrets de travailleurs qui vous disent être ou avoir été exploités ?
Au cours de nos enquêtes, nous interrogeons des dizaines de travailleurs migrants qui partagent avec nous des histoires déchirantes d’abus, dont ils sont victimes. Par exemple, dans notre dernier rapport sur les employées de maison, nous avons parlé à 105 femmes recrutées comme employées de maison au Qatar et avons observé que leurs droits étaient toujours bafoués et violés.
Pour revenir à l’organisation de la Coupe du monde 2022, nous nous sommes entretenus avec des travailleurs migrants qui étaient employés pour la construction du stade Al Bayt. Nous avons constaté qu'ils avaient travaillé pendant sept mois, sans salaire. Nous continuons à mener nos investigations, mais il faut savoir que c’est un travail qui prend du temps.
TV5MONDE : Votre travail est-il, justement, entravé par l’État qatari, qui déclare 37 décès de migrants liés aux chantiers de construction ?
Il y a un manque de transparence clair autour de cette question, d'autant plus que la plupart des décès ont tendance à être signalés comme "causes naturelles" ou "arrêt cardiaque" sans enquêtes ni autopsies appropriées permettant de déterminer si la cause du décès est liée au travail.
Il existe également une tendance à la séparation entre les travailleurs migrants qui travaillent directement sur les stades de la Coupe du monde et ceux qui construisent les routes, le métro, les hôtels et les infrastructures nécessaires. Nous pensons que tous les travailleurs migrants du pays ont joué un rôle essentiel pour rendre cette Coupe du monde possible pour le Qatar et que toutes les mesures devraient être prises pour protéger chacun d'entre eux contre le risque de mort et d'exploitation.
TV5MONDE : Vos statistiques correspondent-elles à celles du Guardian, qui parle de plus de 6500 décès ?
Il faut d’abord le dire avec force : le nombre de morts révélé par le Guardian est très inquiétant et devrait nous rappeler, à tous, le prix que les travailleurs migrants paient pour rendre cette Coupe du monde possible pour le Qatar. Cependant, en raison du manque de transparence autour de cette question et du fait que le Qatar ne publie pas ses données, il est extrêmement difficile de vérifier le nombre exact de travailleurs migrants décédés. Si le Qatar et tous les pays d'origine publiaient les chiffres exacts, le nombre de travailleurs migrants qui ont perdu la vie au Qatar pourrait malheureusement être encore bien plus élevé que cela…
TV5MONDE : À un peu moins de deux ans de la Coupe du monde, que doivent, selon vous, faire les autorités qataries pour améliorer la situation ?
L'horloge tourne et des actions sont nécessaires de toute urgence avant qu'il ne soit trop tard. Pour cela, nous appelons le Qatar à mettre immédiatement en œuvre les réformes promises, à veiller à ce que les travailleurs soient payés intégralement et à temps. L’État qatari doit également améliorer l’accès de ces travailleurs à la justice et à l'indemnisation lorsqu'ils sont confrontés à des abus. Un suivi judiciaire devrait obliger le gouvernement à surveiller de manière plus active les abus et doit les obliger à y répondre, à enquêter sur ceux-ci et à demander des comptes aux auteurs.
Tant que le processus de réforme ne sera pas réellement achevé, mieux mis en œuvre dans la pratique et appliqué à tous les travailleurs, la réalité restera dure pour les centaines de milliers de travailleurs migrants dans le pays.
Pour finir, il faut que le Qatar respecte le droit de ces travailleurs et leur permette de former des syndicats. Toutes ces mesures permettraient, globalement, de mettre fin à la culture de l’impunité qui règne chez ceux qui emploient des travailleurs migrants.
Cela fait plus d’une décennie que nous appelons le Qatar et ses partenaires à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les travailleurs migrants contre les abus et les risques de mort. Si le gouvernement a finalement montré sa volonté de remédier à ces abus, l'action a été lente et l'impact sur le terrain encore plus lent.
Nous voulons toujours croire qu'il n'est pas trop tard pour que cette Coupe du monde ait un impact positif sur le statut des travailleurs migrants au Qatar, et que le tournoi pourrait être un véritable moteur de changement, même si le tribut payé est déjà trop élevé.
TV5MONDE : Que pensez-vous du silence de la FIFA sur ces milliers de morts ?
Depuis l'octroi des droits d'accueil au Qatar, nous avons appelé la FIFA à jouer un rôle plus actif pour garantir que le gouvernement protège la vie des travailleurs. Pour s'acquitter de sa responsabilité d'entreprise, l'instance aurait dû exiger et devrait toujours exiger du Qatar qu'il fournisse et mette en œuvre un plan d'action crédible pour prévenir et atténuer le risque de décès et autres violations des droits de l'homme dans le cadre de ce tournoi.
En outre, la FIFA aurait dû faire pression et devrait toujours faire pression sur le Qatar pour qu'il enquête de manière indépendante et impartiale sur ces décès, publie les résultats et assure l'indemnisation des familles. Si ces dernière années, la FIFA avait usé de son influence afin d’inciter le Qatar à réformer son système, nous n’entendrions plus des récits de souffrance des travailleurs, ni de bilans alarmants, à seulement deux ans du coup d’envoi de la compétition.