Mort de Kadhafi : un dossier explosif

Le 20 octobre 2011, le monde découvrait les images sanglantes du dictateur déchu, dans un tourbillon médiatique qui avait entraîné les forces armées occidentales aux côtés des rebelles libyens. Amoché mais vivant sur les vidéos amateurs qui commencent à circuler, le guide est officiellement déclaré mort quelques heures plus tard, sans que les circonstances de son décès ne soient clairement définies. Deux ans après, elles ne le sont toujours pas. De la controverse à l'affaire d'Etat, retour sur les zones d'ombres du dossier Kadhafi. Une enquête publiée il y a un an sur notre site. 
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Mort de Kadhafi : un dossier explosif
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Mort de Kadhafi : un dossier explosif
Que s'est-il vraiment passé à Syrte le 20 octobre 2011? Pour les autorités libyennes, Kadhafi serait mort dans un échange de tirs entre les rebelles qui assiégeaientt Syrte et le convoi dans lequel le raïs essayait de s'enfuir. Mais un rapport de Human Rights Watch (lien en anglais ) paru mercredi 17 octobre 2012 vient tout juste de contredire cette version officielle. Son directeur français, Jean-Marie Fardeau, détaille pour TV5monde les conclusions de l'enquête menée par l'ONG. "Nous avons les preuves, avec certitude, que Kadhafi a bien été capturé vivant par les miliciens de Misrata, et donc qu'eux seuls ont pu l'exécuter par la suite, sachant qu'il était déjà blessé".
Human Rights Watch réclame l'ouverture d'une enquête par les autorités libyennes pour que les responsables de ce crime soient jugés. L'exécution d'un prisonnier est en effet un crime de guerre, et les Etats-Unis ont également formulé la demande d'ouverture d'une enquête. "On attend une réponse dans les jours qui viennent j'espère, parce que nous pensons que c'est un élément important en terme de construction de l'Etat de droit en Libye et  d'apaisement d'un certain nombre de tensions qui existent encore dans le pays" précise Jean-Marie Fardeau.

“Kadhafi a été tué par un espion de Sarkozy“

Mort de Kadhafi : un dossier explosif
Mahmoud Jibril, président du Conseil exécutif du Conseil national de transition en Libye (photo AFP)
Mais un autre son de cloche résonne en Libye, une troisième version qui n'est ni l'officielle, ni celle de Human Rights Watch : "Kadhafi a été tué par un espion de Sarkozy". C'est la thèse que soutient le très sérieux quotidien romain Corriere della Sera dans un article paru le 29 septembre 2012 (lien en italien). A l'origine de cette allégation, les propos de Mahmoud Jibril, l'ancien Premier ministre du gouvernement de transition et président du Conseil exécutif du Conseil national de transition (CNT) libyen, lors d'une interview diffusée une semaine plus tôt sur la télévision égyptienne Dream TV : "Un agent étranger était infiltré avec les brigades révolutionnaires pour tuer le colonel Kadhafi".
Le quotidien britannique Daily Telegraph (lien en anglais) poursuit l'enquête et interroge le lendemain Rami el-Obeidi, l'ancien responsable des relations avec les agences de renseignement étrangères pour le CNT, qui affirme sans détour que "les services secrets français ont joué un rôle direct dans la mort de Kadhafi". Une version "extrêmement hasardeuse et dénuée de preuves qui soient probantes pour l'instant" estime le directeur en France de Human Rights Watch. "Elle ne nous semble pas crédible faute d'éléments complémentaires à ce qui a été affirmé dans les médias. L'infiltration dans les milices qui assiégeaient Syrte d'un élément des services secrets français, nous n'en avons aucune preuve".  Jean-Marie Fardeau admet cependant qu' "il est certain que le convoi a bien été atteint par des tirs d'avions français. Par la suite, qu'il y ait des hommes du renseignement sur le terrain c'est probable, mais des hommes dont la mission était d'exécuter Kadhafi, absolument rien ne le prouve." En effet, le convoi du dictateur déchu est d'abord attaqué par un drone américain, puis par deux bombes larguées d'un avion français. Mais l'aviation française a toujours soutenu qu'elle ignorait qui se trouvait dans les voitures qu'elle a pilonnées.
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Rami el-Obeidi, l'ancien responsable des relations avec les agences de renseignement étrangères pour le CNT
Rami El-Obeidi affirme pourtant que l'OTAN avait pu localiser la cachette de Kadhafi un mois avant sa mort, entre le 20 et le 23 août 2011. "A l'époque, on pensait qu'il s'était enfui dans le désert, en direction de la frontière sud de la Libye" explique-t-il. En réalité, le guide se cache dans son fief  de Syrte avec son fils, Mutassim, qui dirigeait les dernières troupes loyalistes. Obeidi ajoute une information surprenante : "Là, le raïs a essayé de communiquer, grâce à son téléphone satellite Iridium, avec certains de ses fidèles qui avaient trouvé refuge auprès de Bachar El-Assad, en Syrie. (…) Et c'est justement le chef d'Etat syrien qui a transmis le numéro de téléphone satellitaire de Kadhafi aux services secrets français". La raison? "En échange, Assad aurait obtenu de Paris la promesse de limiter les pressions internationales sur la Syrie en vue de faire cesser la répression contre le peuple en révolte." Localiser le téléphone satellite et son propriétaire aurait ensuite été un jeu d'enfant pour les experts de l'OTAN. Interrogé par le quotidien régional La dépêche, Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de défense estime que la thèse d'un agent français qui aurait tué Kadhafi est "fantaisiste et sans preuves", sans pour autant rejeter en bloc les conclusions du Corriere della Sera. "Les Libyens n'avaient pas besoin d'un agent français pour tuer Kadhafi. En revanche, qu'il y ait eu des agents français, notamment de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure - ndlr) dans le secteur, c'est vrai. D'ailleurs, les officiels français ont été très tôt alertés de la localisation de Kadhafi." Il estime par ailleurs "plausible" la localisation du colonel par des communications passées avec la Syrie sur son téléphone satellite. Le quotidien italien n'est d'ailleurs pas le premier à évoquer aussi frontalement l'intervention française dans la capture du dictateur déchu. Seulement six jours après la mort de Kadhafi, le 26 octobre 2011, le Canard enchaîné publie un article intitulé "Kadhafi condamné à mort par Washington et Paris". Il est signé par Claude Angeli, l'ancien rédacteur en chef du journal, réputé pour ses nombreuses connexions dans les milieux du renseignement militaire et de la diplomatie. Les informations qu'il récolte sont sans équivoque. "A l'Elysée, on savait depuis la mi-octobre que Kadhafi et l'un de ses fils s'était réfugiés à Syrte, avec gardes du corps et mercenaires. Et Sarko avait chargé le général Benoît Puga, son chef d'état-major particulier, de superviser la chasse à l'ancien dictateur" affirme le journaliste. A la DGSE, une formule est même consacrée à cette opération : "'livrer le colis à Renard', et agir en sorte que Kadhafi n'échappe pas à ses poursuivants (une unité du Conseil National de Transition baptisée "Renard"?)" s'interroge Claude Angeli. Il cite ensuite un diplomate français, resté anonyme, qui ironise sur l'intervention de l'OTAN : "La peine de mort n'était pas prévue dans les résolutions de l'ONU qui ont permis à l'OTAN d'intervenir, mais il ne faut pas jouer les hypocrites. A plusieurs reprises, des avions français et britanniques avaient déjà tenté de liquider Kadhafi en bombardant certains de ses repères, à Tripoli ou en détruisant notamment un de ses bureaux."

“Un grave secret va entraîner la chute de Sarkozy“

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Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi à l'Elysée en décembre 2007 (photo AFP)
Dans cette hypothèse, quel était l'intérêt de l'exécutif français à "liquider Kadhafi"? La chronologie est troublante. Le 10 décembre 2007, Nicolas Sarkozy fait accueillir en vedette le dictateur libyen au Palais-Bourbon (siège de l'Assemblée nationale et des députés), faisant de la France la première - et la seule - démocratie occidentale à offrir une crédibilité internationale à Kadhafi. Quatre ans plus tard, le discours de l'exécutif change radicalement. Paris reconnaît officiellement le CNT libyen comme le seul "représentant légitime du peuple libyen". La réaction du colonel Mouammar Kadhafi ne se fait pas attendre et l'agence officielle libyenne Jana, organe de propagande du régime, annonce avoir "appris qu'un grave secret va entraîner la chute de Sarkozy, voire son jugement en lien avec le financement de sa campagne électorale". Une semaine plus tard, le 16 mars 2011, c'est le fils de Mouammar Kadhafi, Saif al-Islam Kadhafi, qui menace directement l'ancien président français: "Il faut que Sarkozy rende l'argent qu'il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C'est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. Nous sommes prêts à tout révéler. La première chose que l'on demande à ce clown, c'est de rendre l'argent au peuple libyen. Nous lui avons accordé une aide afin qu'il oeuvre pour le peuple libyen, mais il nous a déçus. Rendez-nous notre argent. Nous avons tous les détails, les comptes bancaires, les documents, et les opérations de transfert. Nous révélerons tout prochainement." Dès le lendemain, le 17 mars 2011, Nicolas Sarkozy obtient du Conseil de sécurité de l'ONU l'instauration d'un "régime d'exclusion aérienne afin de protéger les civils contre des attaques systématiques et généralisées". En autorisant "les Etats membres à prendre au besoin toutes mesures nécessaires pour faire respecter l'interdiction de vol et de faire en sorte que des aéronefs ne puissent être utilisés pour des attaques aériennes contre la population civile" la résolution onusienne laisse un flou sur les modalités de l'intervention de l'OTAN, qui l'interprète comme une autorisation à frapper au sol toute cible identifiée comme repère loyaliste. Une interprétation que la Russie ou encore l'Afrique du sud estiment outrepasser la résolution.

“Une guerre de blanchiment“

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A gauche, Edwy Plenel, le directeur de Mediapart, à droite, le journaliste Fabrice Arfi (photo AFP)
"Déclencher une guerre sur place, c'est le meilleur moyen pour être les premiers à mettre la main sur les archives" estime Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, pour qui la guerre en Libye est une "guerre de blanchiment". Lui et ses collègues de Mediapart ont enquêté pendant près d'un an sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 par la Libye de Kadhafi (lien payant). Mais c'est seulement le 30 avril 2012, à une semaine du second tour de l'élection présidentielle et alors que le journal en ligne publie depuis dix mois des révélations sur "le secret libyen de Sarkozy" que l'ancien président français décide d'attaquer Mediapart. Il porte plainte 48 heures après la mise en ligne d'un article intitulé "Sarkozy-Kadhafi : la preuve du financement" (lien payant) informant de la découverte d'une note confirmant l'accord qui aurait été donné par la Libye de soutenir la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy pour une valeur équivalente à près de 50 millions d'euros. "Cette plainte est scandaleuse, Nicolas Sarkozy aurait pu nous poursuivre en diffamation, il existe un corpus législatif propre à la presse et qui permet en plus, en période électorale, de juger une affaire en 24 heures, et d'en faire un débat public. Mais Nicolas Sarkozy a contourné cette possibilité, il a criminalisé le journalisme en nous attaquant pour faux et usage de faux et publication de fausses nouvelles" estime Fabrice Arfi. Interrogé sur la polémique sur France 2, Nicolas Sarkozy répond que "Mediapart est une officine, Monsieur Plenel, c'est le bidonnage à chaque fois, ce document est un faux grossier". Puis le candidat à sa réélection s'emmêle : "Après ce que j'ai fait à M.Kadhafi, vous croyez qu'il m'a fait un virement? Pourquoi pas un chèque endossé? " Comme un seul homme, l'UMP appelle à saisir la justice, Sarkozy le premier : "Il y a une morale, ceux qui mentent, qui font des faux, doivent être condamnés par la justice". Une exigence de justice partagée par le site internet qui porte plainte le 2 mai, contre Nicolas Sarkozy pour "dénonciation calomnieuse". Fabrice Arfi espérait "l'ouverture d'une enquête judiciaire pour prouver les faits face à un juge indépendant, pas le procureur de Paris, François Molins, qui est aussi l'ancien directeur de cabinet du ministre de la Justice de Nicolas Sarkozy". L'enquête? "Nous n'en avons aucune nouvelle" déplore le journaliste interrogé par TV5monde.

Des témoins au silence

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Baghadi al-Mahmoudi, l'ancien Premier ministre libyen (photo AFP)
Au delà du document incriminé, 10 mois d'enquête ont permis de récolter de nombreux témoignages, au premier rang desquels, celui de l'ancien Premier ministre de Kadhafi, Baghadi al-Mahmoudi. "Je confirme qu'il existe bien un document signé par Moussa Koussa et qu'un financement a bien été reçu par M. Sarkozy" avait-il déclaré à Mediapart le 2 mai 2012, par l'intermédiaire de l'un de ses avocats, Me Béchir Essid. En son nom, l'avocat avait confirmé l'authenticité de la note publiée par le site internet ainsi que le montant du financement : 50 millions d'euros. Me Béchir insiste : "Il ne comprend pas la rancune de M. Sarkozy et son acharnement à être l'un des principaux artisans de l'attaque du pays qui l'a financé, soutenu et aidé pour sa campagne". Mahmoudi s'était enfuit en Tunisie, où il était jugé pour entrée illégale sur le territoire. Le 22 juin 2012, son avocat français avait pris attache avec le juge Renaud Van Ruymbeke, magistrat en charge de l'instruction de l'affaire Takieddine, pour lui dire que son client "allait être amené à parler des financements des campagnes électorales et des questions d'enrichissement personnel". Le surlendemain, il est extradé vers la Libye, sans l'accord du président Tunisien Moncef Marzouki. Une décision qui expose l'ancien premier ministre "à de réels risques de graves violations des droits de l'homme, notamment la torture, une exécution extrajudiciaire et un procès injuste" s'était inquiétée l'association Amnesty International. François Hollande lui-même avait dit à Mediapart "regretter" cette extradition, "d'autant que pour la personne concernée, il y avait sûrement des informations à obtenir qui seraient utiles pour connaître un certain nombre de flux."
Mort de Kadhafi : un dossier explosif
La page du site d'Interpol consacrée à Bashir Al Shrkawi, alias Bachir Saleh
De nombreux témoignages sont venus confirmer, ou infirmer les affirmations de Mediapart. Des proches de Kadhafi dont la Libye post-révolutionnaire réclame l'extradition, comme Bachir Saleh, le destinataire de la note secrète publiée par le site internet. L'ancien dirigeant du Libyan African Portfolio, l'un des fonds souverains libyens au centre de tous les soupçons de financements occultes, avait démenti l'authenticité de la note officielle libyenne. Mais Mediapart s'étonnait aussi de constater que Bachir Saleh, recherché et désigné par une notice rouge d'Interpol ait obtenu en moins de 48 heures une autorisation de séjour de trois mois. Lorsque Paris Match le photographie se promenant tranquillement dans une rue de la capitale française, le gouvernement est obligé de réagir. Nicolas Sarkozy déclare alors que "si (Bachir Saleh) est recherché par Interpol, (il) sera livré à Interpol". Le lendemain de cette déclaration, Saleh disparaît. Depuis, il est introuvable. Les journalistes des Inrocks ont récemment publié une enquête sur cette étonnante disparition. Quelques heures avant de s'envoler dans un bimoteur vers une destination inconnue, Bachir Saleh a rencontré Alexandre Djouhri, un proche de Claude Guéant décrit comme le "prince de la zone grise" dans le livre-enquête de Pierre Péan, La République des mallettes (Fayard). L'enquête indique aussi que Bernard Squarcini, le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), homme de confiance de Sarkozy était aussi présent. "Bachir connaît les secrets franco-libyens. Pas mal de monde rêvait de le faire parler" explique un proche de Saleh aux journalistes des Inrocks. "La logique qui prévaut, dans cette exfiltration, est celle du "jusqu'ici tout va bien". Bachir sait trop de secrets, on le met en urgence à l'abri, ou en sécurité". Il rejoint comme cela d'autres anciens kadhafistes qui pourraient témoigner sur des transferts de valises entre Kadhafi et des politiciens français. Faites le bilan : tous, aujourd'hui, se retrouvent à l'abri ou dans une situation qui leur interdit de s'exprimer".

Cartographie des témoins gênants : “jusqu'ici, tout va bien“