La grande famille des droits humains est en deuil : Louis Joinet est décédé ce dimanche 22 septembre 2019 à l'âge de 85 ans. Du Chili à l'Uruguay, de l'Iran à l'Algérie, de Haïti à Paris, ce fin juriste, fondateur du syndicat de la magistrature, n'aura eu de cesse, sa vie durant, que de rendre justice aux victimes de tortures ou de "disparitions forcées". Son existence toute entière restera un modèle d'engagement humaniste.
Louis Joinet est parti retrouver son ami
Stephen Hessel et tous ses compagnons de lutte. Le sage s'est éteint, entouré des siens.
La veille de sa disparition, samedi à l'hôpital, ses enfants se relayaient pour l'accompagner pour le grand voyage, le dernier. En musique. Babette, l'une de ses filles, lui jouait à l'accordéon "Le tourbillon de la vie" et les autres enfants dans la chambre murmuraient les paroles de la chanson.
On s'est connu, on s'est reconnu
On s'est perdu de vue, on s'est r'perdu d'vue
On s'est retrouvé, on s'est réchauffé
Puis on s'est séparé
Louis Joinet, pourtant très affaibli, souriait.
L'amour de ses cinq enfants et de ses petits-enfants était son trésor. Il y puisait ses réserves de courage.
Le bonheur des siens était sa préoccupation depuis toujours. Lors de conversations avec ses amis, il aimait glisser comme ça, l'air de rien, des nouvelles de chacun d'eux et ses yeux pétillaient de plaisir.
Sur son lit d'hôpital, Louis Joinet avait les traits détendus. Il semblait serein.
Il pouvait l'être.
Son travail en faveur des droits humains est son oeuvre.
Et elle est considérable.
Celles et ceux qui ont accompagné Louis Joinet, que ce soit à l'ONU ou parmi les activistes des ONG, savent combien cet homme au sourire malicieux et à l'intelligence généreuse était unique.
Chose rare, jusqu'à ces derniers mois, les années glissaient sur lui comme l'eau sur un imperméable. Sans jamais l'atteindre vraiment. Certes, il se déplaçait avec difficulté et les multiples scéances de dialyse l'éreintaient. Mais elles contrariaient à peine sa faim de vie et n'entamaient en rien sa passion des autres.
C'est que Louis Joinet avait réussi un exploit : celui d'être un homme âgé sans jamais être un vieux.
A 85 ans, le voici qui tire sa révérence.
Mais il faut se pencher sur son existence, aussi tumultueuse que courageuse, pour comprendre combien sa force peut désormais inspirer celles et ceux qui n'ont pas un caillou à la place du cœur.
À Nevers, Madame Denise, coiffeuse
Né à Nevers en 1934, ce fils d'épicier restera marqué par deux épisodes au cours de son enfance. En 1944, la guerre connait un tournant. Les Allemands continuent de traquer juifs et maquisards. Son père, résistant, lui demande de garder le silence sur les armes planquées dans un coin de la maison. Mais la ville est bientôt soumise à d'intenses bombardements. Et Louis Joinet, jeune scout, se porte volontaire pour déblayer les gravats. Contre toute attente, ces bombardements qui dévastent des quartiers entiers, ne sèment pas la consternation chez ses parents.
"Moi, je n'arrivais pas à comprendre que mes parents souhaitent la venue des Américains qui nous bombardaient. J'avais du mal à comprendre qu'on nous bombarde pour notre bien" dira-t-il avec un solide goût du paradoxe.
Plus traumatisant pour son jeune esprit, le sort que la foule réserve à madame Denise, sa coiffeuse, qui se retrouve rasée en place publique parmi les rires d'une foule surexcitée.
On reproche à la malheureuse d'avoir eu une "aventure" avec un soldat Allemand.
Louis regarde ce déferlement de haine et cette joie méchante avec stupéfaction.
"Trente ans après, j'ai donc très vite pris mes distances quand le thème douteux d'une justice "populaire" refit surface en Farnce, jusque chez mes amis de tendance maoïste. Non merci, j'y avais goûté, à cette "justice" expéditive, sans procédure ni confrontation. J'en avais été vacciné en cette journée où Nevers se "lâchait". écrira-t-il dans "Mes raisons d'Etat" (La découverte éditeur).
Premier éducateur de rue en France
En 1952, il décroche son bac grâce à un formidable culot lors de l'oral. Le prof n'a pas pensé à vérifier le sujet que Louis a tiré et qu'il a malicieusement glissé dans sa poche.
Le candidat en profite. Il débite d'une traite le seul sujet qu'il sait par coeur !
Son bac en poche, il débarque à Paris en 1952 et voit un jour une affichette "Educateur de rue : pourquoi pas ?"
Oui, pourquoi pas ?
Hubert Flavigny, psychiatre novateur, entend réformer les pratiques sanitaires vis à vis des délinquants.
Pour Louis, c'est une révélation.
Il devient l'un des premiers éducateurs de rue, en prise directe avec les fameux "blousons noirs " qui sévissent dans la capitale. Il apprend à bien comprendre le cheminement très complexe de ces jeunes que l'on dit perdus et qu'il va sauver régulièrement, n'hésitant pas à ouvrir la porte de son domicile pour les héberger. "
Je vivais dans la rue avec les bandes, ce qui est une expérience extraordinaire pour un futur magistrat, bien que je ne savais pas encore que je le serai un jour. C’était très violent [...] Mais quand vous arrivez à avoir leur confiance, c’est extraordinaire ce qu’on peut arriver à faire. Mais je ne me doutais pas à l’époque, que je m’engagerai plus tard dans la défense des droits de l’homme."
Germaine, l'Algérie et la nuit tragique
Dans un même temps, il devient instituteur et rencontre la femme de sa vie, Germaine.
Elle est médecin. Il est fou amoureux d'elle.
Germaine est son guide et sa lumière.
C'est une personnalité solide. Ensemble, ils vont vivre plusieurs decennies d'engagements, refusant tout deux le confort d'une situation bourgeoise à laquelle, pourtant, ils pourraient prétendre.
Il n'est pas une décision importante qu'il doit prendre sans qu'il la consulte.
Germaine est celle qui lui donnera cinq enfants et qui saura l'empêcher de "prendre la grosse tête" quand viendra l'heure des choix cruciaux.
Torturés avec de la lessive
Les "évènements en Algérie", comme on dit pudiquement alors, mobilisent la jeunesse française. Louis Joinet se retrouve à Cherchell, à environ 100 km à l’ouest d’
Alger, pour suivre une formation d'officier de réserve.
Mais un jour de mai 1959, dans le cadre d'un "exercice d'embuscade", vers minuit, a lieu un drame. Louis tire sur un militant du FLN. L'homme s'écroule
"J'ai tiré. comme par réflexe de survie. L'homme devant moi s'est écroulé, juste avant de pouvoir viser". Louis, au petit matin, doit ramener le corps à sa famille. Sa veuve le regarde
"avec ses grand yeux rougis par le deuil dont elle contenait fièrement les larmes devant nous. Ses deux jeunes enfants, que j'avais rendus orphelins, se cramponnaient à sa robe brodée". Un épisode tragique qui, cinquante ans plus tard, lui faisait monter les larmes aux yeux. Jusqu'à ses dernières semaines de vie, il recherchera en vain cette femme
.Germaine, de son côté, médecin à l'hôpital de Phillippeville, soigne les personnes torturées à qui l'on a fait boire de force de la lessive.
La guerre et son cortège d'horreurs.
L'affaire Ben Barka
En mars 1961, c'est le retour à Paris.
Il suit des cours du soir d'études de droit. En 1966, il sort major de l'
École nationale de la magistrature. Auparavant, il aura suivi
l'affaire Mehdi Ben Barka en étant l'assistant du juge Louis Zollinger, en charge de ce dossier éminemment politique.
Louis Joinet va de surprises en surprises : "
Le code de procédure pénale prévoyait que le parquet, comme la défense, pouvait obtenir copie du dossier de l'instruction. (...) Autrement dit, l'oreille du gouvernement suivait un très léger différé tout ce qui se disait dans le "secret' du cabinet du juge".Ce constat l'amènera à créer le Syndicat de la Magistrature en 1968. Une révolution au Palais de justice.
L'affaire Ben Barka est la première "disparition forcée" dont il aura la charge.
Disparition forcée ? Elle se produit "quand une organisation, le plus souvent un État, fait disparaître une ou plusieurs personnes par le
meurtre ou la
séquestration, tout en niant avoir arrêté la personne ou avoir connaissance d'où elle se trouverait ".
Il donne son nom aux «principes Joinet» de l’ONU contre l’impunité en cas de violation des droits de l’homme.
Louis Joinet se spécialise dans le droit humanitaire de la guerre et plus spécialement des guerres d'indépendance.
A l'initiative du Gouvernement de Salvador Allende, il se rend au Chili.
"C'était passionnant pour un juriste. Enfin, un socialiste était élu démocratiquement, de manière incontestable mais il ne pouvait pas changer la loi. La seule loi qui a été votée à l'unanimité était la nationalisation du cuivre. Donc, pendant toute une période, en attendant que l'équilibre démocratique permette une nouvelle évolution politique, il fallait interprêter la loi existante. D'où le rôle des juges ! C'est le juge qui interprête la loi".Les dangers de l'informatique
Dans les années 70, l'informatique entre en piste. L'incontestable progrès dont bénéficient les entreprises apporte aussi son lot de questions. Qui protègera la vie privée des citoyens ? Louis Joinet rédige un rapport qui donnera naissance à la
Loi informatique et libertés. Il devient ensuite président de la
CNIL, la commission nationale de l'informatique et des libertés. Mais ses prises de position dérangent. Il ose évoquer publiquement les dangers de l'informatique. Le pouvoir le vire brutalement en décembre 1980 et cette éviction suscite une immense émotion. Un comité de soutien est même crée en sa faveur.
Mais la disgrâce ne dure pas.
Quand François Mitterand arrive au pouvoir, en mai 1981, il devient conseiller de ses premiers ministres.
Pas d'intégrisme légaliste
Installé dans le coeur nucléaire du pouvoir, il va prendre en charge un certain nombre de dossiers particulièrement sensibles : la cause des homosexuels, le plateau du Larzac et, en 1988, alors conseiller de Rocard, il va participer aux accords de Matignon qui mettra fin au conflit en Nouvelle-Calédonie.
Louis Joinet, toujours, restait dans l'ombre. Humble. Le succès de la stratégie et la fin des violences l'emportaient sur l'égo. Toujours.
C'est pourtant grâce à son apport décisif et sa parfaite connaissance du droit que ces situations délicates ont trouvé un épilogue satisfaisant pour toutes les parties. Quand on évoquait avec lui ces dossiers, il souriait :
"J'ai fait ce qui devait l'être. Simplement".
Louis Joinet prendra en charge également la question basque et la question du terrorisme, notamment avec les anciens militants d’extrême gauche italiens passés en France.
Toute sa vie, avec constance et lucidité, il refusera
"l’intégrisme légaliste", comme il l'expliquera à Isabelle Rimbert
, journaliste à
Libération
:
"L’application stricte de la loi, qui est un épouvantable facteur d’immobilisme, voire de régression. La loi, c’est comme l’amour, ça va, ça vient. S’il pressent que la loi évoluera, le juge doit œuvrer pour la légalité future."Expert indépendant et bénévole à l'ONU pendant trente-trois ans, à la sous-commission des droits de l'Homme, il n'aura de cesse de parcourir le monde pour rédiger des rapports, dénoncer des violations des droits humains avec une pugnacité impressionnante, jamais prise en défaut.
"Je me souviens au Bahreïn, avant que la situation redevienne, hélas, ce qu’elle est de nouveau, on avait réussi à faire libérer la totalité des prisonniers politiques. Il fallu deux ans et demi de négociations. Nous avons fait aussi les premières visites de camps de rééducation en Chine, notamment au Tibet où j’ai des souvenirs terribles de la prison de Lhassa."Il n'aura jamais été un notable et pas davantage un homme politique. Tant d'autres autour de lui avaient succombé à la tentation !
Norma Scopise
Une histoire le marquera à jamais, celle de Norma Scopise, une disparue du
Plan Condor. "
Nous étions en 1976. Rentrant de mission on me demande d’être rapporteur pour un tribunal d’opinion, le tribunal Russel, qui tenait une session sur les pays du Cône Sud et le Brésil , notamment sur l’Uruguay. Je trouve deux témoins exemplaires, que je connaissais de renommée, dont Norma Scopise, une jeune militante Tupamaros dont le mari avait été assassiné devant elle. Elle avait été affreusement torturée et était exilée en Argentine. Je décide de lui demander d’accepter de témoigner. On avait prévu de filmer son témoignage à Paris, de le flouter et d’anonymiser son nom. Après 10 minutes de tournage,
elle craque et refuse de continuer. Elle s’isole et revient en nous disant : « Je veux témoigner à visage découvert parce que, sinon, je fais le jeu de la répression ». (...) Et elle a témoigné à visage découvert devant le Tribunal Russel... Il y avait un silence incroyable dans la salle, c’était extraordinaire d’émotion. Je l’ai raccompagnée à son hôtel et je lui ai dit : « Tu as pris un risque énorme. Tu aurais dû m’écouter et ne pas témoigner publiquement. Elle m’a répondu : C’est ma décision ». Quelques mois après, j’appris qu’un soir, elle était dans son appartement, au quatrième étage de son immeuble, quand elle a vu l’armée encercler la maison. Elle a compris que c’était pour l’arrêter et s’est jetée par la fenêtre." Son appartement devient le bureau des associations
Toujours au service des autres, il avait transformé son immense appartement de la rue Meslay en bureau des associations. Avec lui, servir n'était pas
se servir.
Louis Joinet aimait par dessus tout les arts de la rue. Ils étaient son oxygène, loin des juridictions internationales, au point d'accepter de devenir, en 2005, président de l'association du Festival de théâtre de rue d'Aurillac. Ce grand ami d'
Ariane Mnouchkine jouait volontiers de l'accordéon, son instrument fétiche seul, en famille, pour les amis ou pour célébrer une décision judiaire de premier ordre.
Dans "le tourbillon de la vie", Louis Joinet aura gardé le cap.
L'humanité vient de perdre l'un de ses plus fidèles représentants mais le ciel gagne une étoile.
(La cérémonie en hommage à Louis Joinet aura lieu le lundi 30 septembre à 15H30 au crématorium du Père Lachaise, salle de la Coupole.
Accès piétons : 71 rue des Rondeaux 75020 Paris.
Entrée des voitures : 8 boulevard de Ménilmontant, 75020 Paris)hommagelouisjoinet@gmail.com