Fil d'Ariane
La République islamique d'Iran espère tirer bénéfice de la guerre entre Israël et le Hamas. Soucieuse de ne pas s'engager frontalement avec ses ennemis israélien et américain, elle avance sur une ligne de crête en comptant sur ses affidés dans la région.
Des personnes assistent à la cérémonie funéraire, à Téhéran, le 22 janvier 2024, de deux membres des Gardiens de la révolution iraniens, tués lors d'une frappe aérienne israélienne en Syrie.
Éviter la régionalisation du conflit à travers le Moyen-Orient. L'objectif figure au premier rang des préoccupations occidentales. Depuis le 7 octobre, la guerre entre Israël et le Hamas, provoquée par les massacres du groupe islamiste, se cantonne à une bande de Gaza défigurée. Hormis les houthis du Yémen, aucun acteur régional n’a formellement acté son irruption dans cette confrontation. Pas même le Hezbollah libanais, à la frontière nord d'Israël.
L'Iran se refuse à une confrontation directe et privilégie la manière asymétrique. À ce jeu, Téhéran manie un procédé éprouvé de longue date à l’encontre de ses ennemis, Israël et États-Unis en tête. Sa constellation d'auxiliaires au Moyen-Orient, à l’instar des houthis qui sabordent le trafic marîtime en mer Rouge, s’occupent des basses œuvres.
C’est justement en riposte à de multiples attaques contre des bases régionales américaines et à la mort de trois de ses soldats en Jordanie, attribuées par Washington à des milices pro-iraniennes, que le président américain, Joe Biden, a ordonné des représailles sur les sols syrien et irakien. Menées avec « succès » selon le Pentagone, dans la nuit du 2 au 3 février, elles ont causé la mort de 45 personnes, dont des civils. Le bilan pourrait grossir.
D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 29 combattants pro-iraniens, dont neuf Syriens, six Irakiens et six Libanais du Hezbollah, ont succombé aux frappes sur Deir Ezzor et Al-Mayadine. En Irak, le Hachd al-Chaabi, coalition de groupes pro-iraniens intégrés à l’armée régulière, a déploré « 16 martyrs » dans ses rangs.
« Notre riposte a commencé aujourd’hui. Elle continuera selon le calendrier et aux endroits que nous déciderons », a prévenu Joe Biden. L’Iran a immédiatement qualifié le raid « d’erreur stratégique » et dénoncé « une violation de la souveraineté de la Syrie et de l’Irak. » « Les États-Unis se sont quand même gardés de franchir la ligne rouge, qui aurait été de frapper directement en Iran, commente Jean-Pierre Perrin, journaliste et spécialiste du Moyen-Orient. Il apparaît « normal » qu’ils réagissent. D’une part, la règle non écrite veut que ces attaques contre des bases soient tolérées dès lors qu’elles ne causent pas de victimes américaines. D’autre part, la campagne électorale bat son plein. »
Chaque décision américaine doit désormais être replacée dans le contexte de l’élection présidentielle à l'automne prochain. À cet égard, l’hôte de la Maison Blanche a la ferme intention d’empêcher à tout prix l’escalade. L’option d’une frappe sur le territoire iranien a bien été évoquée au sein de l’administration mais a été retoquée. La Maison Blanche n’a d’ailleurs pas manqué de préciser qu’elle ne souhaitait pas d’une « guerre » ouverte avec l’Iran. « Les Iraniens savent que Biden est en campagne et qu’il fera tout pour empêcher un embrasement du Moyen-Orient, poursuit Jean-Pierre Perrin. Et puis, les États-Unis ont pris en compte que ça ne changerait pas grand-chose de taper en représailles. Les frappes contre les houthis, par exemple, n’ont pas eu de grandes incidences à ce jour. »
Dans son calcul du rapport de forces, l'Iran se méfie davantage d’une réplique israélienne qu’américaine. « Malgré les menaces proférées, le régime iranien a peur d’une réaction israélienne, analyse l’ancien grand reporter à Libération. A ce jour, les opérations israéliennes n’ont pas été suivies d’une riposte en conséquence. »
En témoigne les assassinats commandités par Tel-Aviv du chef des services de renseignement des Gardiens de la Révolution en Syrie, à Damas, ou celui d’un responsable politique du Hamas, très proche de l’Iran, à Beyrouth, non suivis d’effets.
Dans le sud du Liban, le puissant Hezbollah, aligné de longue date sur Téhéran, garde la tête froide malgré les avertissements de son dirigeant, Hassan Nasrallah, et la mort de plus d’une centaine de ses membres. Parmi les victimes, figurent notamment le fils du chef du groupe parlementaire du Hezbollah au Parlement libanais et un haut responsable militaire du groupe. « Même si le Hezbollah a gagné en autonomie et que je le considère désormais davantage comme un allié qu’un proxy de l’Iran, le devoir de l’obligé, c’est de ne jamais prendre des décisions qui seraient contraires aux intérêts stratégiques de son parrain », l’auteur de Une guerre sans fin (2021). Sous-entendu, consigne a sans doute été donnée de ne pas intervenir d’une manière à ce que la situation dégénère.
Et puis l’organisation chiite veille à ne pas perturber son propre agenda au Liban. « Le Hezbollah est le parti dominant au Liban et prend davantage en compte ses intérêts. Mais cela reste une domination fragile. Et il ne voudrait pas perdre cet avantage dans une guerre aventureuse. On avance à petit pas vers un embrasement possible mais qui serait sans doute accidentel. Sauf si les Israéliens décidaient d’attaquer le Liban. »
Ailleurs, la constellation de milices pro-iraniennes, basées en Syrie et surtout en Irak où elles sont légion, rend leur contrôle bien plus aléatoire. Certaines n’agissent plus systématiquement de concert avec les velléités de Téhéran. D’autant plus depuis la mort du général Qassem Soleimani, le charismatique chef de la force Al-Qods des Gardiens de la Révolution, tué en janvier 2020 sur ordre de Donald Trump. « Téhéran ne peut plus les diriger comme il l’entend, en particulier les milices irakiennes qui sont trop nombreuses, corrobore Jean-Pierre Perrin. Il y en a eu jusqu’à 100. Soleimani avait une telle personnalité et une telle aura qu’on lui obéissait. Mais cela est révolu. Des milices peuvent envoyer des missiles sur une base américaine même si c’est Téhéran ne le veut pas. C’est un peu le Golem qui s’est échappé à son maître. »
En somme, la République islamique espère, sans engager de grandes manœuvres, tirer profit du momentum pour « pour asseoir une autorité stratégique, chasser les Américains de la zone d’influence iranienne. Et enfin, et je pense que cet objectif n’arrive qu’après les autres, sauver le Hamas de l’anéantissement. » Une stratégie ambitieuse à l'heure où le régime des mollahs n'a jamais paru aussi fébrile, pris à la gorge économiquement et bousculé par les révoltes populaires. « Malgré son opacité, conclut M. Perrin, le régime dégage de la crispation et une grande vulnérabilité. »