Fil d'Ariane
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
"Quelle humiliation lorsque quelqu'un près de moi entendait une flûte au loin et que je n'entendais rien, ou lorsque quelqu'un entendait le berger chanter et que je n'entendais rien non plus ; de tels événements m'ont poussé jusqu'au bord du désespoir, il s'en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. C'est l'art et seulement lui, qui m'a retenu.."
(extrait du testament de Heiligenstadt-octobre 1802)
Dès 1802, la surdité du compositeur est déjà bien avancée. Elle provoque une inquiétude atroce. Sa vie en société devient délicate... et bientôt impossible. Cette infirmité exacerbe le côté farouche du musicien.
Son caractère, déjà ombrageux, devient vite insupportable pour ses proches.
C'est à cette époque qu'il écrit dans le testament d'Heiligenstadt : "Pardonnez-moi donc, si vous me voyez vivre à l'écart, quand je voudrais me mêler à votre compagnie. Mon malheur m'est doublement pénible, puisque je lui dois d'être méconnu. Il m'est interdit de trouver un délassement dans la société des hommes, dans les conversations délicates, dans les épanchements mutuels. Seul, tout à fait seul. je ne puis me risquer dans le monde, qu'autant qu'une impérieuse nécessité l'exige. Je dois vivre comme un proscrit. Si je m'approche d'une société, je suis saisi d'une dévorante angoisse, par peur d'être exposé à ce qu'on remarque mon état."
En 1819, cette surdité devient totale. La communication avec lui n'est désormais possible que par écrit. Il tend à ses interlocuteurs, le plus souvent ses amis, des carnets ou des "tablettes" afin que ces derniers répondent à ses questions. Dans l'avant propos des "Cahiers de conversation de Beethoven" (édition Buchet Chastel), Nathalie Krafft précise : "Il n"écrivait que rarement. Il prenait le crayon quand, dans un lieu public, il craignait de parler trop fort et d'être entendu par des oreilles malveillantes".
L'ouvrage traduit le quotidien du compositeur dans sa banalité. On découvre Beethoven à la recherche d'un logement à Vienne, son inquiétude au sujet de Karl, son neveu chéri, ses soucis d'argent et l'avancée de ses compositions, au gré des commandes reçues.
Pas d'envolée lyrique dans ses échanges sauvés du temps. Pas davantage de grandes révélations. L'intérêt de l'ouvrage vient précisément de la réaction du compositeur dans les mille et un petits faits du quotidien.
Son ami Bernard, journaliste, lui annonce qu'on a redonné une représentation de l'Idomeneus, l'un des premiers opéras de Mozart : "Il peut donc ne pas plaire" réagit-il.
Un ami, en avril 1820, lui rapporte qu' un orchestre a "massacré" la 5ème symphonie "Elle a, précise-t-il, complètement été défigurée par la misérable direction du chef d'orchestre et, vraisemblablement à cause du trac de la plupart des exécutants, chaque mouvement alla plus mal la première fois et mieux à la seconde". Beethoven répond calmement : "C'est dommage pour l' institution (des Concerts spirituels) que de telles choses se produisent". Tout de même, son interlocuteur insiste et lui propose le nom d'un "maître capable" pour remédier à ce type de mésaventure. Le compositeur n'y croit pas. "J'ai employé, lâche-t-t-il, tant de temps aux répétitions du quatuor -composé des variations- et pour cela je n'ai pas même obtenu un remerciement..."
Son neveu Karl tente un jour cette hypothèse :
"C'est justement cela qui augmente ta gloire : chacun s'étonne, non pas que tu écrives ainsi, mais que tu écrives ainsi malgré ce malheur (La surdité ndlr). Je crois même que cela contribue beaucoup à l'originalité qui règne dans tes oeuvres. Je crois pourtant que chez un génie, si grand qu'il soit, entendre des compositions des autres peut, de temps en temps, inspirer inconsciemment une pensée étrangère, ce qui n'est pas le cas pour toi, puisque tu ne tires tout que de toi-même".
Hélas, les carnets ne mentionnent pas la réaction de Beethoven...
Seul bémol de l'ouvrage, si l'on peut dire, sa lecture, qui n'est pas très aisée. La faute à une mise en page où il s'avère souvent difficile de savoir qui parle à tel ou tel moment de la conversation. Les nombreuses précisions de cette édition révisée par Nathalie Krafft apportent heureusement un éclairage bienvenu sur le contexte de ces échanges entre 1819 et 1827.
Le 23 mars 1827, après avoir reçu la veille les derniers sacrements, il corrige son testament et prononce les mots de l'empereur Auguste "Plaudite, amici, finita est comoedia" ("Applaudissez, mes amis, la comédie est finie"). Il meurt trois jours plus tard en fin d'après-midi. Selon un témoin présent au moment du trépas "Un violent coup de tonnerre retentit. En même temps, un éclair illuminait la chambre. (...) Beethoven ouvrit les yeux tout grands ; il souleva sa main droite.. Quand sa main retomba sur le lit, ses yeux étaient à demi voilés. aucun souffle ne sortait plus de ses lèvres, le coeur avait cessé de battre..."
Quelques jours plus tard, dans un tiroir secret de son armoire, on découvrit une lettre manuscrite du compositeur, écrite 25 ans plus tôt, et adressée à ses frères Kaspar et Johann : " Adieu et ne m'oubliez pas tout à fait dans la mort; je mérite que vous pensiez à moi, car souvent j'ai pensé à vous, dans ma vie, pour vous rendre heureux. Soyez-le !"
"Cahiers de conversation de Beethoven" - Edition Buchet-Chastel (450 pages / 23 euros)