Navire en fin de vie cherche casse respectueuse

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Navire en fin de vie cherche casse respectueuse
Le chimiquier Sundance, échoué au Pakistan pour être demantelé, le 11 juin 2013. ©Robin des bois/Shahid
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Faire démanteler un navire peut être très contraignant, polluant et dangereux pour les ouvriers chargés de traiter un vaisseau à la retraite. Une situation que dénonce l'association de protection de l'environnement Robin des bois, alors que différentes législations sont mises en place pour endiguer le problème. 
Pour se débarrasser de sa voiture, rien de plus simple que de l'apporter à la casse. Mais quand on est armateur, faire démanteler son navire n'est pas aussi aisé. Les dimensions des vaisseaux ne sont pas seules en cause.
L'association Robin des bois, basée en France, suit régulièrement les navires en fin de vie. Elle publie périodiquement sur son site une revue intitulée A la casse, répertoriant tous les vaisseaux voués à la démolition. Car la vétusté des installations sur les gros chantiers situés en Asie du sud-est et en Turquie comportent de gros risques. Des destinations pourtant particulièrement prisées des armateurs. Patrick Rondeau, responsable environnement et sécurité de l'organisation professionnelle Armateurs de France, estime qu'en tout, 90 % à 95 % des déconstructions de navires s'effectuent en Inde, Bangladesh, Chine et Turquie réunis. Bref, une pléthore de géants. 
"Il faut bien comprendre que les navires, ce sont des immeubles horizontaux, qui font parfois 200 ou 300 mètres de long, rappelle Jacky Bonnemains, porte-parole de Robin des bois. Il y a des risques physiques pour les ouvriers parce qu'ils sont mal protégés, dans ces pays-là. Ils ont à peine des gants, pas toujours de casque ni de chaussures de sécurité. Il y a des risques d'accidents soudains, souvent mortels ou conduisant à des mutilations."
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Affiche publicitaire de la série La croisière s'amuse, en 1978. ©cc/wikimedia
Fin de croisière
Comme il y a quelques jours, début août, pour un paquebot fameux. Connu dans la série télévisée La croisière s'amuse, l'ex-Pacific Princess, un navire battant pavillon italien rebaptisé Acif et passé "sous pavillon exotique", précise Jacky Bonnemains. Il quitte le port de Gênes pour arriver le 9 août à Izmir (lien en anglais), en Turquie, pour être démantelé sur le site d'Aliaga. En route, la mer est mauvaise, le navire est en partie inondé. Alors, le lendemain, quand des ouvriers montent à bord pour évacuer ce trop-plein d'eau, tout ne se passe pas comme prévu. Des gaz toxiques s'échappent de la salle des machines, deux hommes sont mortellement intoxiqués et les autres hospitalisés. Or "l'Italie ne sera pas responsable, parce que le navire est passé sous un pavillon exotique", commente le porte-parole de l'association écologiste. 
Au-delà des ouvriers, c'est l'environnement qui pâtira des rejets toxiques, poursuit Jacky Bonnemains : "Il y a le risque de dispersion de déchets d'exploitation, comme les boues d'hydrocarbures, les tartres, les sédiments dans les pompes et les canalisations, plus ou moins toxiques, souvent corrosifs et parfois radioactifs, et puis il y a un risque un peu générique, l'amiante."
Pour limiter l'afflux de navires pollués et polluants vers l'Inde ou le Bangladesh, l'Europe oblige ses vaisseaux destinés à la casse à montrer patte blanche. "Quand un armateur européen envoie un navire en Asie ou en Turquie, il faut remplir un dossier dans le cadre de la convention de Bâle, la convention sur les transferts transfontaliers de déchets dangereux. L'armateur doit faire un inventaire et une cartographie des matières dangereuses à bord. Il doit en plus s'assurer que le pays récepteur a les capacités techniques et réglementaires pour extraire l'amiante du navire, mais aussi tous les autres déchets dangereux, et les éliminer." Si tous les éléments fournis ne sont pas conformes à la convention, le dossier peut être refusé et le bateau renvoyé vers des chantiers de déconstruction occidentaux. 
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Symbole des déchets toxiques ©cc/pixabay
Naviguer ou être recyclé
Bien entendu, cela ne vaut que si le navire est officiellement destiné à la casse, donc considéré comme un déchet. "Le navire est-il vendu pour naviguer ou pour être recyclé ? Telle est la question. C'est là que la convention de Bâle fait défaut. Tant qu'il n'est pas arrivé dans un chantier de déconstruction, il n'est pas un déchet," explique Patrick Rondeau.
Si l'armateur voit son dossier européen refusé, une nouvelle contrainte pèse sur lui, décrit Jacky Bonnemains. "Il perd alors des quantités assez importantes d'argent. Les pays asiatiques achètent aujourd'hui les bateaux à un cours de 400 dollars la tonne de ferraille ; en Turquie c'est un peu moins cher, à 300 dollars la tonne. Il faut se rendre compte qu'un navire de 200 mètres de long pèse 10000 tonnes de ferraille ! Ce sont donc des sommes importantes qui sont en jeu, et dans les chantiers européens ou américains, les bateaux ne peuvent être vendus qu'à environ 100 dollars la tonne." Une différence due notamment aux coûts salariaux, de protection des travailleurs et de l'environnement, qui doivent être internalisés en Europe et aux Etats-Unis. Sans oublier que, selon le pavillon arboré, les coûts d'assurance ou le salaire des équipages peuvent varier et offrir une nouvelle marge financière pour le "dernier voyage".
Alors pour éviter de perdre son temps en paperasses tout en s'épargnant des polémiques éventuelles, les armateurs ont une astuce simple et efficace : le dépavillonnage. Cela consiste à enregistrer son navire dans un autre pays, sous un pavillon de complaisance. "L'armateur américain ou européen, au dernier moment, change de pavillon et inscrit son navire comme il inscrirait un autre véhicule. Il faut faire des analogies avec les cartes grises de voitures par exemple : il inscrit son bateau sous un autre registre qui n'a pas de contrainte réglementaire." Ce registre peut se trouver en Sierra Leone, au Togo, à Saint-Kitts-and-Nevis, aux Comores ou Panama, par exemple.
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L'Ile de beauté à Bastia, en août 2012, et à Aliaga en Turquie le 11 juillet 2013 sous le nouveau nom de Beau. ©Robin des bois/Andy Humbert//Dunkan
Changement de pavillon
C'est justement Panama qui est devenu le dernier pavillon d'un navire de la Société nationale Corse-Méditerranée (SNCM), qui assurait des liaisons entre la Corse et le continent, comme le relate Jacky Bonnemains. "Elle exploitait un car-ferry qui s'appelait L'Ile de beauté, avec un pavillon français. Il était vétuste, à bout de souffle. L'armateur français l'a très habilement retiré d'abord de l'exploitation. Il l'a envoyé pendant quelques semaines sur un quai de l'oubli à Bizerte en Tunisie. Ensuite, il a abandonné son pavillon français, il l'a inscrit sous un pavillon panaméen. Il l'a débaptisé. Il ne s'appelle plus L'Ile de beauté, mais le Beau, et a été vendu à un intermédiaire à Istanbul, une société du nom de Porto Navigation, qui a prétendu que le bateau allait être exploité dans le détroit de Bosphore. En fait L'Ile de beauté, sous le nom de Beau et avec un nouveau pavillon, celui de Panama, a quitté Bizerte début juillet et est allé directement en Turquie pour se faire démolir. C'est ainsi que le gouvernement français dit avoir été berné et tomber des nues - mais on a du mal à croire que le gouvernement français soit complètement dupe, d'autant qu'il est actionnaire à 25% de la dite SNCM." Parmi les déchets dangereux de ce navire construit en 1979, de l'amiante. 
La pratique du dépavillonnage concerne, selon l'association, des armateurs européens, américains et asiatiques. Une pratique qui reste pourtant "à la marge" pour Patrick Rondeau. Les membres d'Armateurs du Saint-Laurent, quant à eux, "vendent leurs navires à l'étranger lorsqu'ils les remplacent, plutôt que de les faire démolir."
Voyage en porte-avion
Pour Jacky Bonnemains, le problème est connu depuis une quinzaine d'années par l'opinion publique européenne. Selon lui, les pérégrinations du porte-avions français Clemenceau, de 1997 à 2010, ont été un facteur marquant. Envoyé illégalement en Turquie, refusé dans les eaux indiennes, puis ravagé par un incendie en Grande-Bretagne, en plein chantier de démantèlement, c'est treize ans après sa dernière sortie du 17 juillet 1997 qu'il est officiellement démantelé. Pendant ses différents "derniers voyages", de nombreux écologistes se dressent sur sa route. De quoi faire parler de ce monstre maritime, de souligner les problèmes environnementaux provoqués par un navire bourré de mille tonnes d'amiante, et d'alerter sur la précarité de certains chantiers. 
Pour répondre à cette dernière difficulté, Armateurs de France avance la convention de Hong-Kong. "C'est un texte qui s'appliquerait au niveau international, à tous les armateurs, annonce Patrick Rondeau. Quand la convention sera mise en vigueur, nous saurons qu'il y aura suffisamment de chantiers capables de recevoir les navires qui doivent être déconstruits. Ca s'appliquera au monde entier et donc personne ne pourra passer par d'autres biais pour déconstruire dans des conditions moins environnementalement correctes" - au monde entier, ou plutôt à ceux qui auront ratifié la convention. "Simplement, pour que ce soit ratifié il faut entre autres que de gros états recycleurs, comme l'Inde ou le Bangladesh, signent cette convention. A partir du moment où ils l'auront signée, ils l'appliqueront et il deviendra difficile d'aller déconstruire ailleurs."
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Le Parlement européen à Bruxelles ©cc/flickr/Mathieu Marquer
Ratifications
Pour l'instant, seule la Norvège a ratifié cette convention, et la France ne devrait pas tarder, selon Patrick Rondeau. A ce rythme, Jacky Bonnemains estime qu'elle ne devrait pas entrer en vigueur avant 10 à 15 ans. "Elle apporte certaines améliorations. Les chantiers devront être agréés, protéger les ouvriers, présenter des garanties sur l'élimination des déchets dangereux. Mais on est toujours dans le 'devront, devraient', et cela n'apportera pas d'amélioration radicale, parce que la convention de Hong-Kong, par exemple, autorise toujours l'échouage des navires."
Il note des efforts belges et danois : "Il y a des tentatives d'ouverture de chantiers qui sont prometteuses. Mais les navires sont des véhicules et circulent souvent en Asie. C'est vrai qu'il y a une certaine logique à les envoyer à la démolition là-bas et à éviter de les faire revenir en Europe pour ça."
En matière d'échouage, le Parlement européen voudrait aller plus loin encore. "L'Europe est en période d'invocation et de gestation de réglementation pour tenter d'endiguer ce rush des bateaux appartenant à des armateurs européens vers, systématiquement, des destinations asiatiques où il y a des dangers pour l'environnement et pour les travailleurs. Est prévue, mais pas encore entrée en vigueur, une interdiction pour les armateurs européens d'envoyer les navires à la casse en Asie pour les échouer sur la plage, à cause des risques pour l'environnement et pour les travailleurs", annonce Jacky Bonnemains. En projet, "un fonds européen financé par des taxes sur tous les navires se rendant dans les ports de l'Union européenne, [qui] permettrait de rendre compétitive la démolition des navires dans les installations approuvées par l'UE." L'initiative, menée par le député suédois Carl Schlyter, a été adoptée en séance plénière en juillet.
Une interdiction qui pourra pourtant être contournée de la même manière que la convention de Bâle, selon le porte-parole de l'association écologiste. En dépavillonnant son navire, tout simplement… "A l'heure actuelle, il n'y a pas de réglementation internationale, ni de réglementation européenne ou américaine au sens Canada-Etats-Unis, qui interdise aux armateurs de dépavillonner leur navire dans les deux ou trois mois qui précèdent la démolition, voire pour le dernier voyage qui mène le bateau à la démolition." 

Depuis quand le “dépavillonnage“ existe-t-il ?

Selon Jacky Bonnemains, "ces pratiques ont commencé entre les années 1970 et 1980, au moment précis où l'Europe, les Etats-Unis et le Canada se dégageaient de ces pratiques de démolition des navires, parce qu'ils estimait que ces pratiques n'étaient plus rentables. Simultanément, sont arrivées les réponses du Pakistan, de l'Inde, du Bangladesh et de la Turquie qui, profitant du différentiel de main d'oeuvre et des coûts salariaux entre les ouvriers européens et les ouvriers en Asie, ont dit 'envoyez-nous les bateaux c'est un travail à forte densité de main d'oeuvre, mais justement chez nous elle est moins chère'. Donc il y a eu une espèce de transfert naturel de ces activités vers l'Asie."