Fil d'Ariane
Il y a trois mois, jour pour jour, la première manifestation contre la réforme des retraites est réprimée dans le sang. Deux morts le 19 avril , les premiers d’une longue série. Le président Daniel Ortega avait décidé, sans avoir dialogué avec les partenaires sociaux, d’augmenter de 5% les cotisations sociales, et de diminuer d'autant les retraites. Une réforme recommandée par le Fonds Monétaire International que l’ex-guerrillero sandiniste a souhaité appliquer à la lettre, dans un pays où 1 habitant sur 10 vit avec moins de 1 dollar par jour.
Trois jours plus tard, le 22 avril, le gouvernement retire la loi. Mais les Nicaraguayens ne décolèrent pas, irrités par des années de concentration de pouvoir de Daniel Ortega, l’ancien guerillero devenu Caudillo tout-puissant.
Cette réforme des retraites n’est donc que le déclencheur d’une crise plus profonde. Le pouvoir avait déjà mis le feu aux poudres, en mars dernier, en menaçant de voter une loi controversée visant à contrôler les réseaux sociaux. L’argument officiel ? Combattre le cyber-harcèlement. Le pouvoir maîtrise la plupart des chaînes de télévision et de radio du pays, mais le contrôle des réseaux sociaux lui échappe.
Aujourd'hui, trois mois après le début de la contestation, « 90% des barricades (des forteresses de pneus et de parpaings ndlr) ont été détruites par le gouvernement », assure Julien Dufrier, chercheur rattaché à l’Institut des Hautes Études en Amérique Latine (IHEAL), spécialiste du Nicaragua. Pour autant, les scènes d’affrontement restent quotidiennes. Des coups de feu ont été entendus jusqu’à 2 heures du matin dans la capitale Managua, la nuit du 18 au 19 juillet, nous ont rapporté plusieurs personnes sous couvert d’anonymat.
Dans les régions, les forces de l’ordre continuent de « nettoyer » (selon le terme employé par le gouvernement) les quartiers hostiles au président Ortega, n’hésitant pas, pour intimider la population, à brûler les maisons des « fauteurs de trouble ». C’est ce qui est arrivé à une cheffe de barricade du quartier de Bello Horizonte, à Managua, comme le rapporte Julien Dufrier. Cette "rebelle", selon la terminologie du gouvernement, a dû s'enfuir avec ses deux enfants, et sa mère.
Le gouvernement veut faire passer les personnes qui contestent pour des criminels, les étudiants ou les dirigeants paysans.Julien Dufrier, chercheur à l’IHEAL, spécialiste du Nicaragua
Le 16 juillet, une loi antiterroriste a été votée, faisant monter d’un cran la répression. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits Humains s’inquiète de ce texte qui « pourrait inclure, sous la définition de terroristes, des personnes qui exercent simplement leur droit à manifester ». Le dirigeant paysan Medardo Mairena, arrêté cette semaine, est accusé entre autres de terrorisme et d’assassinat.
Le gouvernement a repris la main sur le territoire, uniquement grâce à sa démonstration de force. Sa capacité de dialogue est inexistante.
Julien Dufrier, chercheur à l’IHEAL, spécialiste du Nicaragua
Et à la veille du 39e anniversaire de la révolution sandiniste – le 19 juillet 1979, les troupes du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN) -, les forces paramilitaires ont lancé l’assaut sur la ville de Masaya, bastion du sandinisme devenu aujourd’hui le coeur de l’opposition contre Ortega.
À Masaya comme à Managua, tireurs d’élites et hommes cagoulés armés de fusils d’assaut, n’hésitent pas à tirer sur les civils bloquant les routes.
Daniel Ortega rejoint la direction du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) dès ses 20 ans, pétri d’idéaux humanistes. Emprisonné pendant sept ans et torturé, le chef de file de la guérilla de gauche du sandinisme, âgé de 72 ans, devient président en 1979, après avoir renversé le dictateur Somoza. Il a été élu quatre fois - en 1985, en 2006 (après trois défaites consécutives), ainsi qu'en 2011 et 2016.
Pour Alain Musset, professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales l'EHESS, fin connaisseur du Nicaragua, les victoires électorales de Ortega sont légitimes : « comme Daniel Ortega avait éliminé tous ses opposants, il n’avait pas nécessairement besoin de fraudes pour être élu ! ».
Depuis le 10 janvier 2017, Rosario Murillo, l’épouse de Daniel Ortega de cinq ans sa cadette, devient sa vice-présidente, après avoir dirigé d’une main de fer la communication au plus haut sommet de l'État. Comme si un air de House of Cards soufflait sur ce pays d’Amérique centrale. Rosario Murillo, surnommée « la Bruja » (la sorcière), est une femme « délirante et très religieuse », assure le professeur à l’EHESS Alain Musset. « Ses discours sont un déluge biblique », poursuit le chercheur. La Chayo (diminutif de Rosario) serait détestée par la majorité de la population.
Adepte du maître spirituel indien Sai Baba, le couple « infernal » comme le décrit Alain Musset, a même fait planter des « arbres de la vie »… tout en métal, à Managua, comme l’explique Slimane Zeghidour.
Les discours-fleuves de "la bruja" à la télévision Tous les jours, les Nicaraguayens peuvent voir Rosario Murillo et écouter ses discours-fleuves à la télévision sur la chaîne 19. Des allocutions empreintes d'un champ lexical religieux, au cours de laquelle "la bruja" répète à l'envi que la "paix" et la "bonté" doivent se répandre au Nicaragua.
Des discours qui semblent inspirés du Vénézuélien Hugo Chávez ou de l’ex-président équatorien Rafael Correa, qui avaient, eux aussi, choisi de s’adresser directement à leurs concitoyens, dans des pays où la liberté de la presse était entravée, tout comme au Nicaragua. La plupart des chaînes de télévision et de radio du pays appartiennent, directement ou indirectement, au couple présidentiel ou à l’un de leurs dix enfants.
L’une des filles de Rosario Murillo, Zoilamérica Narváez, en exil au Costa Rica, dénonce la concentration de pouvoirs du « couple mafieux ». En 1998, elle accusait son beau-père, Daniel Ortega, de viols répétés pendant son enfance. Mais les faits ne peuvent être jugés car ils sont prescrits. Rosario Murillo aurait désavoué sa fille, et soutenu son mari en échange d’un partage du pouvoir.
Le couple présidentiel – qualifié de « maléfique » par la plupart de la population - contrôle l’armée, la police, la justice, les médias, l'économie. Le contrôle est tel que l'"on peut parler de népotisme", selon Alain Musset. Et pour rester au pouvoir et pouvoir se représenter à l'élection présidentielle, Daniel Ortega a changé la Constitution en janvier 2014.
Le couple Ortega aura effectué un revirement idéologique inédit. L’ex-guerillero sandiniste aura réduit la pauvreté, dans le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine après Haïti, mais celui qui s’est rapproché des chefs d’entreprise n’a pas empêché « les inégalités de richesses de croître », analyse Julien Dufrier. Et malgré les brigades d'alphabétisation du « Commandant » Ortega – comme l’appellent ses partisans, le taux d’analphabétisme est encore très élevé aujourd’hui : 1 adulte sur 5 est illettré au Nicaragua.
Les insurgés sont « pacifiques », selon Julien Dufrier qui souligne « l’asymétrie des moyens entre la société civile et la répression », cette dernière étant orchestrée par la police et des forces paramilitaires.
Le peuple n’est pas armé.Alain Musset, professeur à l’EHESS, spécialiste du Nicaragua
Le 19 avril, le lendemain du vote sur la réforme des retraites, les étudiants – y compris des universités publiques, ont été les premiers à manifester et à lever des barricades. Ils ont été très vite rejoints par une grande partie de la société civile - les mouvements paysans, et aussi les entreprises privées à travers le traditionnel allié du gouvernement, le COSEP, le Conseil Supérieur de l’Entreprise Privée.
L’Association du Nicaragua Pour les Droits Humains, l'ANDPH, recense au moins 351 morts, plus de 2500 blessés et 158 disparus en trois mois de crise.
L'ANDPH a reçu le 6 juillet le prix franco-allemand des droits humains, de la main des ambassades de France et d’Allemagne au Nicaragua.
« On peut clairement parler de régime autoritaire », selon Julien Dufrier. Alain Musset n’hésite pas à parler lui, de « dictature ».
Quant aux accusations de "coup d’État" du ministre nicaraguayen des Affaires Étrangères, elles ne tiennent pas pour Alain Musset : « à chaque mouvement populaire, les dictateurs dénoncent un coup d’État ».
Sous un vernis démocratique, le Nicaragua est une dictature, car il existe une concentration des pouvoirs sur les plans politique, économique, et médiatique. Il existe aussi une répression très dure.
Alain Musset, professeur à l’EHESS, spécialiste du Nicaragua
Peut-on affirmer que le Nicaragua est en « guerre civile » ? On peut parler de « situation insurrectionnelle », nuance Julien Dufrier, pour qui la liberté d'expression du peuple est lourdement réprimée :
La médiation de l’Église a échoué, et le président Ortega refuse toujours d’organiser des élections anticipées. L’OEA, l’Organisation des États Américains, réunie ce mercredi 18 juillet à Washington, demande au président d’organiser en mars 2019 des élections anticipées, prévues en 2021. L’initiative est soutenue par sept pays, dont le Canada et les États-Unis. Refus catégorique de Daniel Ortega d'organiser des élections anticipées, et de participer au dialogue social proposé par l’Église catholique.
Pour l’instant, deux éléments expliquent le maintien au pouvoir du couple Ortega- Murillo : leur mainmise sur les institutions de l’État, qu’ils ont « phagocytées » selon Julien Dufrier, et la féroce répression contre les manifestants. Le couple présidentiel est toujours soutenu par la police et l’armée, bien que la Grande Muette ait refusé de tirer sur les manifestants. Une situation qui a donné naissance aux forces paramilitaires, composées notamment de militaires à la retraite.
Tout comme l’OEA, l’Union Européenne demande la fin des violences au Nicaragua. Aujourd’hui, l’incertitude quant à l’avenir politique du pays est totale, le dialogue social rompu, et la médiation de l’Église au point mort.