“Nous sommes tous des Cahuzac“

Si l'on se passionne tellement pour l'affaire Cahuzac, c'est parce que notre société est fascinée par le mal. C'est la théorie que développe ici Stéphane Hugon, sociologue et chercheur au Centre d'Etude sur l'actuel et le quotidien à Paris.
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“Nous sommes tous des Cahuzac“
Le président François Hollande et l'ex-ministre du Budget Jérôme Cahuzac, le 4 juillet 2012 à Paris ©AFP/Archives - Marion Berard
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“Nous sommes tous des Cahuzac“
Le sociologue Stéphane Hugon
"Le premier phénomène pour moi, c'est l'aveuglement de Jérôme Cahuzac et de son entourage. C'est le syndrôme DSK : à un moment donné, on fait le vide autour d'une personnalité en l'empêchant d'avoir un retour sur ses propres décisions. Résultat, le principe de réalité est supprimé et la personnalité est privée du sens commun. C'est donc légitimement et sincèrement qu'un Strauss-Kahn ou un Cahuzac ne se rendent plus compte. 
Car comment se fait-il que Cahuzac, qui a en charge la fonction de Ministre du Budget, va être celui qui fraude ? Il ne pouvait pas ne pas savoir ou avait en tout cas le moyen de remédier à la situation. Pour les psychologues, on appelle cela un acte manqué. 
Le deuxième phénomène que j'observe, c'est la sidération. Je pense qu'il y a une disproportion dans le traitement de l'information par rapport à la réalité du fait. En effet, les médias s'engouffrent dans l'événement pour différentes raisons : les uns pour récupérer le scoop qu'ils n'ont pas eu, les autres pour essayer d'exister.
Non seulement les médias traditionnels n'ont pas vu et n'ont pas voulu donner la place à cette affaire avant, mais une fois que l'événement est là, ils surdimensionent sa place parce qu'ils se sentent coupables de ne pas l'avoir traité. Au final, ils continuent de se tromper dans le traitement de cette affaire et freinent le sens de ce que pourrait être un bon journalisme.
L'esthétique du scandale devient la normalité
Rappelons-nous par exemple de l'affaire de la viande de cheval, qui a provoqué la même sidération de la part des médias. Le traitement de l'information est devenu totalement passionnel et on n'arrive pas à rationnaliser. Pourquoi ? Parce que notre société elle-même est devenue passionnelle, dionisyaque, catastrophiste, démentielle, affective... Elle fonctionne plus sur l'émotion que sur la raison. 
La presse n'arrive pas à trouver la bonne distance pour parler d'une chose, le traiter, le rationnaliser et le diffuser. Elle passe d'une fascination à une autre, sans effet de suivi. L'esthétique du scandale devient la normalité.
Cette affaire enfonce aussi le clou d'un discrédit total des sources de la vérité : politiques, journalistes, magistrats... Tous ceux qui avaient le pouvoir de dire pendant des siècles - l'autorité du sachant versus l'apprenant - sont remis en cause depuis une vingtaine d'années. Avec Internet, il y a maintenant un savoir partagé. 
Les Français ne croient plus au fantasme de la transparence
Dans cette histoire, il n'y a que Mediapart qui s'en sort, car ils ont la place de la victime qui avait raison - c'est le complexe de Cassandre. Mais leur légitimité n'est toujours pas acquise pour autant, car le risque, c'est qu'ils deviennent des détectives voire des empêcheurs de tourner en rond. 
En continuant à sortir des affaires, ils risquent de se couper d'une légitimité populaire car les Français ne croient plus au fantasme de la transparence. Ils ont intégré l'idée de la faute, de l'erreur, de la culpabilité, et ne sont pas, au contraire des Anglo-Saxons, dans un idéal hygiéniste.
Le danger, c'est qu'en prônant la transparence, on s'expose à découvrir l'ensemble des choses. Comme on dit, on ne trouve que ce qu'on cherche ! Mais est-on prêt à tout découvrir ? De plus, cela n'empêcherait pas des gens de mentir. La transparence absolue à terme est tout aussi néfaste que ce qu'elle est supposée combattre. Il faut trouver un équilibre, qui existera par l'intégration de la faute.
Nous avons une fascination pour la faute
Notre société fricote avec le Diable, ce qui veut dire qu'elle se construit sur une forme d'intégration du mal, mêlée de fascination. Je prends pour exemple la figure de la tête de mort, qu'on voit de manière obsessionnelle dans la publicité, l'art ou la mode.
Même si l'intelligentsia prône la transparence absolue et la moralisation, les gens ont une fascination pour la faute. Ce qui a toujours été le cas, car la nature humaine est ainsi faite, mais notre culture judéo-chrétienne étant moins présente, la figure du méchant peut prendre plus de place dans l'imaginaire.
Surtout en période de crise, nous sommes fascinés par les personnages à la marge. C'est malsain, mais cela réinjecte de la fiction dans une vie sociale et politique ennuyeuse. C'est aussi pour cela que nous élisons à nouveau des hommes politiques qui ont été condamnés. En quelque sorte, ces condamnations les ont légitimés, les ont rendus humains.
Le "nettoyeur" devient lui-même coupable
François Hollande, en voulant incarner la propreté absolue, est dans une forme d'incantation. En se plaçant dans la position du "nettoyeur", il s'expose à des Cahuzac 2, 3, 4... mais aussi à être désigné lui-même comme le coupable.
Si tout le monde réagit à cette affaire, c'est que nous sommes tous des Cahuzac à notre manière. A vouloir abstraire totalement la faute, on produit la faute. Et on n'en sortira pas car plus on alimente l'idée de l'hygiénisme, plus on alimente ce ressort dramatique de la faute, de la trahison et du coupable. 
Michel Maffesoli dans "La Part du diable" ne disait pas autre chose : selon lui, tout ceux qui sont des moralistes et veulent évacuer toute trace de faute, d'animalité, de mort, préparent des événements par lesquels le mal va resurgir. Tant qu'on sera dans le déni de notre part obscure, on risquera cela. 
Pour que le cycle redevienne vertueux, il faut que la faute soit acceptée, conscientisée et modérée par la population. On évitera à ce moment-là les phénomènes d'aveuglement et de sidération auxquels on assiste aujourd'hui."
 

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Circumnavigations
L'imaginaire du voyage dans l'expérience Internet
Stéphane Hugon
CNRS Editions