Fil d'Ariane
“Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?” Les habitants de cet archipel, actuellement français, situé dans l’océan Pacifique devront répondre une nouvelle fois à cette question, pour la troisième consultation sur l'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie.
L’anthropologue, chercheur au CNRS et spécialiste de la Nouvelle-Calédonie Benoît Trépied estime que la question est déjà tranchée. Avec l’appel à la non-participation des indépendantistes, il s’attend à une victoire massive du “non” à l’indépendance, assortie d’un fort taux d’abstention. Mais pourquoi une telle issue est attendue ? Que deviendra la Nouvelle-Calédonie après ce scrutin ?
TV5MONDE : Pourquoi y-a-t-il un troisième référendum ?Benoît Trépied : L’accord de Nouméa, signé en 1998, était un compromis politique, entre les loyalistes, les indépendantistes, et l’État français. Dans ce compromis politique, il y avait le choix de faire trois référendums. Un premier, puis si le “non” à l’indépendance l’emporte, un deuxième référendum intervient. Et si le "non" l’emporte à nouveau, un troisième. Donc c’est simplement l’application de l’accord de Nouméa et de ce qui était un compromis politique qui a été accepté par tout le monde. C’est pour cela que ni l’État ni les loyalistes ne peuvent s’opposer à ce troisième référendum.
L’enjeu de ce troisième référendum, c’est d’arriver au terme de l’accord de Nouméa. Mais c’est aussi de voir si le “non” à l’indépendance, qui a gagné lors des deux précédents référendums, va encore gagner ou pas, sachant que l’écart s’était vachement resserré entre le premier et le deuxième référendum. Donc la dynamique électorale était dans le camp indépendantiste.
TV5MONDE : Pourquoi les indépendantistes ont-ils souhaité reporter le référendum ?Benoît Trépied : La donne a été entièrement bouleversée par l’arrivée du Covid-19 en Nouvelle-Calédonie en septembre 2021. D’abord, il n’y a pas beaucoup d’habitants dans l'archipel, 275 000 personnes au total. Donc la vague de Covid-19 qui a déferlé très récemment et qui a fait plus de 300 morts a vraiment provoqué un effet de sidération dans le pays, en particulier dans les communautés océaniennes, c’est-à-dire kanak mais aussi wallisienne et futunienne, qui cumulent des facteurs de comorbidités.
Tant que ces choses ne seront pas amenées à leur terme, socialement et culturellement, il est extrêmement compliqué de passer à autre chose et notamment de se mettre en marche pour une mobilisation politique.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
Lorsqu’il y a un mort dans les cultures océaniennes, tout s’arrête, pendant un laps de temps plus ou moins long. Les gens se rassemblent en masse, d’abord à la morgue à Nouméa. Puis, ils amènent collectivement le corps dans la tribu ou l’île d’origine. Les gens, les clans, les alliés, la famille se rassemblent pour faire de longues cérémonies complexes d’échange de dons. Ces cérémonies de deuil incluent énormément de gens pendant plusieurs jours. Mais pour la famille la plus proche, le deuil peut durer un mois. Globalement, il y a une année de deuil, où l’on se considère en retrait des activités quotidiennes, jusqu’à la cérémonie de levée de deuil.
Ce serait perçu comme un affront d’aller faire des meetings de campagne et de déranger les gens qui sont dans le deuil pour les convaincre d’aller voter.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
À cause de la crise sanitaire, ces cérémonies n’ont pas pu être faites. Donc les gens sont un peu en suspens. Et tant que ces choses ne seront pas amenées à leur terme, socialement et culturellement, il est extrêmement compliqué de passer à autre chose et notamment de se mettre en marche pour une mobilisation politique. Cependant, le deuil n’empêcherait pas d’aller voter.
L’autre point plus important est que ce contexte ne permet pas aux partis politiques d’aller dans les villages en deuil. Ce serait perçu comme un affront d’aller faire des meetings de campagne et de déranger les gens qui sont dans le deuil pour les convaincre d’aller voter. C’est la raison pour laquelle les indépendantistes ont considéré que le contexte sanitaire et de deuil ne permettait pas le déroulement d’une campagne équitable de leur point de vue.
Benoît Trépied : De leur côté, les partisans du "non" à l’indépendance ont dit : “On peut se passer des meetings et du porte à porte, on va faire une campagne numérique.” Le problème, c’est qu’une campagne numérique ne porte pas de la même manière dans les communautés kanak, en particulier dans les plus reculées. Parfois, ils n’ont pas l’électricité et donc pas d’accès à internet. Les modalités de politique chez les kanaks, c’est des réunions locales, des discussions en face à face.
Pour la sincérité politique du scrutin, il aurait été impératif de le repousser, pour permettre d’entendre la revendication kanak.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
La question qui se pose, c’est pourquoi les loyalistes ont refusé le report du référendum, puisqu’on arrive à une situation ubuesque, absurde, où un référendum d’autodétermination sur l’accession à l’indépendance va avoir lieu sans la participation du peuple colonisé. Ce qui est un non-sens politique. Pour la sincérité politique du scrutin, il aurait été impératif de le repousser, pour permettre d’entendre la revendication kanak.
La situation sera encore plus incertaine et compliquée que si le référendum avait été consensuel.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
Si les loyalistes ne l’ont pas voulu, ni l’État, c’est officiellement partie qu’ils ont dit “il faut vite passer à autre chose.” C’est un argument qui tombe à plat parce que de fait, avec l’abstention de près de la moitié du corps électoral, au lendemain du référendum on ne pourra pas passer à autre chose. Au contraire, la situation sera encore plus incertaine et compliquée que si le référendum avait été consensuel.
Mais en fait, les loyalistes craignaient qu’un référendum ayant lieu fin 2022 auquel tous les kanaks auraient pu participer et avec les nouveaux électeurs qui auraient été inscrits à leur majorité leur soit défavorable.
Ils avaient peur que le “oui” à l’indépendance l’emporte in extremis, ou que l’écart entre le “oui” et le "non" ne soit encore plus réduit qu’il ne l’est actuellement, sachant qu’au dernier référendum, il y avait seulement 9 000 voies d’écart. Ainsi, ils auraient perdu de leur position de force pour négocier la suite.
Benoît Trépied : Cette date a été décidée par le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu, qui a répondu à la demande des loyalistes au printemps 2021. Une partie des indépendantistes avait refusé de venir à cette réunion et se sont élevés contre le choix de cette date. Une autre partie des indépendantistes, qui étaient présents, se sont dit déçus mais prenant acte de cette date.
Ce lien de confiance a été profondément ébranlé par le choix de Sébastien Lecornu de revenir sur la parole d’Édouard Philippe.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
Il faut savoir que la réaction des indépendantistes est aussi liée à une déclaration solennelle antérieure du Premier ministre Édouard Philippe. En octobre 2019, il avait annoncé solennellement qu’au nom de tous les signataires de l’Accord de Nouméa, loyalistes, indépendantistes et représentants de l’État avaient collectivement exclu d’organiser le troisième référendum entre septembre 2021 et août 2022. Cet engagement solennel de l’État a été fait à l’issue du dernier comité des signataires. C’est la raison pour laquelle lorsque Sébastien Lecornu est revenu sur cette parole, et a décidé d’organiser le référendum le 12 décembre 2021, tous les partis indépendantistes ont clamé haut et fort le fait que l’État ne respectait pas sa parole.
Et ça, c’est un vrai problème politique. Le retour de la paix en Nouvelle-Calédonie depuis 30 ans, par les accords de Matignon puis l’accord de Nouméa, s’est noué autour du respect de la parole donnée par l’État et d’un lien de confiance. Ce lien de confiance a été profondément ébranlé par le choix de Sébastien Lecornu de revenir sur la parole d’Édouard Philippe.
Benoît Trépied : En l’état, ce référendum va voir la victoire écrasante du "non", avec une très forte abstention. À partir de là, l’accord de Nouméa prévoit que les forces politiques se retrouvent pour discuter de la suite. Mais les indépendantistes ont d’ores et déjà dit que comme l’État avait rompu son engagement, sa parole et sa neutralité dans le dossier calédonien, ils refuseraient de venir discuter après le 13 décembre, tant que les élections présidentielles n’auront pas eu lieu.
L’instrumentalisation du dossier calédonien dans les élections françaises a toujours amené des drames en Nouvelle-Calédonie.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
Plus rien ne va se passer, les affaires courantes vont continuer, jusqu’à ce que les négociations reprennent, certainement au lendemain des échéances nationales. Ce qu’il faut savoir, c’est que cette volonté exprimée par l’État, les loyalistes et les indépendantistes en 2019 de ne pas placer le référendum entre septembre 2021 et août 2022, c’était pour ne pas instrumentalisée le dossier calédonien dans les affaires politiques françaises.
Dès lors que Sébastien Lecornu a placé le référendum en décembre 2021, le dossier calédonien est ré-instrumentalisé par la classe politique.
Benoît Trépied, anthropologue et chercheur au CNRS
L’instrumentalisation du dossier calédonien dans les élections françaises a toujours amené des drames en Nouvelle-Calédonie, en particulier le drame de la grotte d’Ouvéa, en 1988, était très directement lié à l’instrumentalisation du dossier calédonien par les responsables politiques français. Depuis, il y a eu une ligne d’or, respectée par tous les gouvernements, de ne plus mêler la Nouvelle-Calédonie au dossier français.
La Nouvelle-Calédonie en dix dates clé :
Mais dès lors que Sébastien Lecornu a placé le référendum en décembre 2021, le dossier calédonien a été ré-instrumentalisé par la classe politique. C’est à dire que les candidats de droite ou d’extrême droite ont commencé à tancer le président Macron, en le soupçonnant de vouloir abandonner la Nouvelle-Calédonie aux indépendantistes. Dès lors, l’État n’a pas d’autre choix que d’adopter une attitude forte. D’autant que le président Macron lorgne sur sa droite pour sa ré-élection. Donc il n’était pas question de céder à la demande des indépendantistes, même si localement, dans le contexte sanitaire et social de ce moment-là, elle était tout à fait entendable.