Fil d'Ariane
La pluie et le froid n’auront pas eu raison de ces citoyens déterminés. Ce mercredi 6 avril, des centaines de personnes se rejoignent à nouveau sur la place de la République, à deux pas du mémorial improvisé des attentats de Paris.
C’est là que le temps s’est arrêté le 31 mars 2016. Après une mobilisation contre la loi travail dite El Khomri, les manifestants ont décidé de ne pas rentrer chez eux.
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Tous les soirs, rendez-vous est donc donné à qui le souhaite dans ce lieu public, pour refaire le monde.
Pour rester dans le mouvement initié le 31 mars 2016, les occupants de la place de la République suivent leur propre calendrier. Pas question de passer au mois d’avril. Une semaine après, la mobilisation se poursuit les 32, 33, … , 36 mars.
A 18 heures débute l’assemblée générale. Sous une bâche battue par le vent, à l'abri de la pluie qui s’intensifie, des participants prennent, tour à tour, la parole face à cette assemblée citoyenne sauvage, attentive et rompue à ses propres codes. Quand les propositions lancées au micro sont approuvées, peu d’applaudissements mais des mains agitées en l’air. A contrario, l’assistance reste les bras croisés en signe de désapprobation. Les orateurs sont libres de parler des causes qui leur tiennent à cœur à condition de s’être inscrits au préalable sur une liste. Aucun thème ne leur est imposé.
Quelqu'un soumet le sujet du salaire à vie, du rapport au travail. Approuvé. Puis, c’est un instituteur en formation qui prend la parole : « Je propose de créer une commission 'éducation' pour expliquer ce mouvement, remettre de la liberté dans les écoles et apprendre aux enfants à prendre la parole. »
La nuit tombée, le passage de relais du micro se poursuit. Cette fois, un manifestant suggère de mettre en place un principe de parité après avoir constaté que beaucoup d’hommes s’exprimaient. Un autre soulève le problème du "mal-logement" à Paris, puis le thème des migrants est évoqué.
De prime abord, tout paraît désorganisé, en friche, dans ce rassemblement spontané et régulier depuis une semaine. Pas de porte-parole, pas de représentant.
« Personne ne parle au nom des autres. Chacun vient en tant qu’individu et peut fédérer autour de sa lutte », raconte Brahim, un étudiant en droit de 25 ans. Il a rejoint le mouvement mardi 5 avril. « Je suis venu par curiosité après avoir vu passer des informations sur Facebook. J’avais peur que ce soit quelque chose de trop connoté ou lié à des syndicats, mais c’est en fait très démocratique. Tout le monde peut prendre librement la parole pendant 2 minutes. Et tout le monde vous écoute. »
Le mouvement Nuit Debout fonctionne de façon horizontale avec des commissions par thème (climat, accueil et sérénité, alimentation, etc.). Il se veut sans hiérarchie, « sans chef providentiel pour éviter les prises de pouvoir intempestives », raconte Edwige, une occupante de la place de la République de 66 ans.
Cette ancienne éducatrice spécialisée, ne s’est jamais impliquée dans un mouvement politique ou un syndicat. Retraitée, elle s’est investie désormais auprès du groupe altermondialiste ATTAC. Elle occupe la place de la République depuis le premier jour de la mobilisation.
Si le mouvement, aujourd’hui, paraît spontané, il a été organisé en amont. C’est le film de François Ruffin, Merci patron ! (l'histoire d'un couple d'ouvriers au chômage) qui a impulsé Nuit debout. « Dans les avant-premières, on voyait bien qu'il se passait quelque chose, et que les gens avaient envie d'agir, raconte le réalisateur à nos confrères de Télérama. Le 23 février, on a donc organisé une rencontre publique à la Bourse du travail qu'on a baptisée : "Leur faire peur". L'idée, c'était de faire converger des luttes dispersées, qu'il s'agisse de celle contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, de celle des ouvriers de Goodyear, de celle des profs contre la réforme des collèges, etc. On avait convié des syndicalistes, des militants, des intellectuels... »
Dans l’assemblée, l’idée émerge de s’appuyer sur la manifestation contre la loi El Khomri et d’occuper la place de la République. L’idée séduit et fédère. Le collectif « Convergence des luttes » et son site Internet sont lancés. C'est aussi la naissance du mouvement Nuit debout.
« Syndicalistes, intellos, zadistes, ouvriers, mal-logés, étudiants, précaires », c’est ainsi que les membres du collectif, en majorité des jeunes, se définissent.
Mais il y a aussi les autres, de plus de 50 ans, souvent déjà engagés. C’est le cas d’Yves, 51 ans, anarchiste : « J’en ai ras-le-bol depuis très longtemps, s’exclame-t-il. Que nos gouvernements soient de gauche ou de droite, j’ai compris que ce système n’était que de la foutaise. Je suis un révolté. On me reproche souvent d’être un utopiste isolé, voire barré, sauf qu’en venant ici, je me rends compte que je ne suis pas tout seul ! »
Travailleur social, il voit la société se dégrader depuis des années. Un constat qui se dégage aussi des discussions place de la République. « En écoutant les gens débattre, raconte Brahim, on retrouve un dénominateur commun : la précarisation, l’écart des richesses qui augmente et dont prennent conscience les jeunes comme les vieux. La politique n’est plus le bon moyen pour faire bouger les choses aujourd'hui. On essaye, ici, de converger vers des idées communes, de fédérer pour proposer des alternatives. »
Si certains hommes politiques français se sont pressés place de la République, les participants martèlent qu'ils ne veulent pas être récupérés.
A quoi mèneront alors tous ces débats hors du monde politique ? Pour l’instant, personne ne le sait, même pas les participants. Tout se construit. Un balbutiement qui rappelle d’autres mouvements citoyens comme celui né aux Etats-Unis : Occupy Wall Street qui s'attaquait au capitalisme financier. Mais ce mouvement n'a pas donné de résultats concrets.
En Espagne, les médias suivent avec attention tout ce qui se déroule place de la République. Le 3 avril, le quotidien El Mundo titrait : « La France aussi est indignée », le lendemain c'est El Diario qui écrivait : « Les Indignés de Paris organisent une convergence des luttes ». Ces deux journaux espagnols font référence au mouvement des Indignés de la Puerta del Sol à Madrid, né en mai 2011. Un mouvement dont les participants ont fini par former le parti politique Podemos, qui peine aujourd'hui à former un gouvernement de coalition en Espagne.
Miguel Urban Crespo, membre de ce parti, est d'ailleurs venu soutenir le mouvement Nuit debout, mardi 5 avril. Cet ancien éditeur, désormais parlementaire européen de Podemos, est venu raconter son expérience : « Nous avons commencé à 50 personnes. Nous sommes arrivés à 20 000. Nous avons décidé nous-mêmes de partir. Personne ne nous a chassés, se souvient-il. L'important est qu'il y ait 20 places d'occupées demain, 30 le lendemain, que le mouvement se capillarise dans différentes villes, dans des quartiers. »
Durer et prendre de l’ampleur - tel est l’enjeu, désormais, de la Nuit debout. « Le plus important et le plus urgent à mes yeux, souligne le journaliste et cinéaste François Ruffin à Télérama le 6 avril, c'est de dépasser les frontières sociales. Même si on en parle beaucoup, il est frappant de constater que les gens qui occupent la place de la République et d'autres places dans de grandes villes en France ne représentent pas grand monde. Ils appartiennent grosso modo à la même classe que moi, cela dit sans aucun mépris ni jugement : la petite bourgeoisie intellectuelle, à précarité variable. Il ne faut surtout pas en rester là. »
Et cela passera sûrement par Internet et les réseaux sociaux. Après le site Internet, il existe aussi le Tumblr, le compte Twitter et Facebook de la Nuit debout. Dimanche 3 avril, 80 000 personnes ont suivi par l'application de vidéo en direct Périscope le déroulement du rassemblement.
« Le but c’est que les gens s’approprient le mouvement par les réseaux sociaux pour fédérer, s’approprier aussi le débat et n’exclure personne », insiste Brahim, l’un des participants.
Pour fédérer plus de monde, le mouvement s'est aussi doté depuis mercredi 6 avril de sa « radio debout ». En émettant en direct, sur Internet, elle permet de retransmettre les débats parisiens.
Par ces ondes, d’autres noctambules se réuniront peut-être dans le reste du pays et d’autres villes d’Europe. C’est ce qu’espère Séverine, 35 ans. Elle a participé à la création du site Internet du collectif à l'origine du mouvement "Convergence des luttes". « Les réseaux sociaux sont un outil formidable pour que les gens se rencontrent en vrai, et ça fait du bien. Ils permettent aussi d’assurer la communication entre Paris, la province et l’étranger. »
Lyon, Toulouse, Nantes, Pau et Lille ont déjà leurs comptes Twitter qui appellent à se rassembler. En Europe, Berlin et Bruxelles promettent de poursuivre la mobilisation samedi 9 avril, alors que de nouvelles manifestations sont prévues contre la loi El Khomri en France. Une carte permet de suivre l'évolution des mobilisations.
Peut-on y voir un élan de contestation fédérateur ? Alors que quelques semaines auparavant, l’idée semblait utopique, Séverine se prête à penser qu’un « printemps européen » est enfin possible.