Offensive à Gaza : " Un 'deux poids deux mesures' au niveau du droit, mais aussi au niveau de l'empathie"

Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens, était l’invité de l’émission Internationales sur TV5MONDE le samedi 28 octobre. Il réagit à l’escalade de violence des bombardements israéliens sur Gaza, décrit la situation humanitaire sur place et les besoins des populations. Entretien.

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Philippe Lazzarini s'adresse aux membres du Conseil de sécurité de l'ONU au siège des Nations Unies, lundi 30 octobre. AP/ Eduardo Munoz Alvarez.

Philippe Lazzarini s'adresse aux membres du Conseil de sécurité de l'ONU au siège des Nations Unies, lundi 30 octobre. AP/ Eduardo Munoz Alvarez.

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Quelle est votre réaction vis-à-vis de la situation à Gaza, où les combats ont atteint une intensité jamais égalée ?

Philippe Lazzarini, commissaire général de l'agence de l'ONU en charge des réfugiés palestiniens (UNRWA) : Les nouvelles sont extrêmement préoccupantes. Les bombardements n’ont jamais été aussi intenses. On a déjà eu vingt jours de guerre, avec des conséquences désastreuses pour la population, avec des millions de déplacés, des milliers de morts, dans une bande de Gaza qui est sous siège.

Il y a maintenant une atmosphère d’anxiété, de panique, de peur qu’il y ait de nouveaux mouvements de population, avec les nouveaux bombardements au nord. Notre crainte, c’est que les populations soient poussées de plus en plus au sud, encore plus proche de la frontière égyptienne.

S’il y a une concentration de population loin des infrastructures, nous aurons encore plus de difficultés à apporter de l’assistance humanitaire.

Je ne me souviens pas d’une situation où les Nations Unies ont perdu autant d’employés en aussi peu de temps.

Les gens risquent de mourir, non seulement en raison des bombardements, et du fait qu’il n’y ait aucun endroit sûr dans la bande de Gaza, mais aussi en raison de l’impact du siège absolu qui est imposé à la population. La bande de Gaza aujourd’hui manque de tout : nourriture, médicaments, eau,… Il y a des risques d’épidémie qui vont toucher la population.

Le sud n’a pas été épargné par les bombardements. Au moins un tiers des victimes viennent du sud. Gaza est une petite bande de 365 km2 carré, il n’y a aucun endroit où les gens puissent se sentir en sécurité.

(Re)voir : Philippe Lazzarini, Internationales

Êtes-vous toujours en contact avec vos équipes sur place ?

Philippe Lazzarini : Un de nos directeurs des opérations dans le sud de la bande de Gaza m’a dit qu’on n’a jamais entendu, de mémoire, des bombardements d’une telle intensité.

On a perdu contact avec nos employés à travers la bande de Gaza. Ils sont, comme la population civile, victimes de ce conflit. Ils font partie des déplacés de Gaza, ils ont aussi été dans le sud, ils vivent dans les mêmes conditions que le reste de la population.

Aujourd’hui, il y a beaucoup de colère, un sentiment d’abandon.

Plus de 50 employés ont été tués en moins de deux semaines. À titre de comparaison, en Syrie, sur une guerre de plus de 10 ans, l’UNRWA a perdu 17 employés. Je ne me souviens pas d’une situation où les Nations Unies ont perdu autant d’employés en aussi peu de temps.

C’est un chiffre historique, nous sommes tous dévastés. La plupart sont morts chez eux, ou dans des édifices où ils ont trouvé refuges. Ce sont des enseignants, des infirmières, des médecins, des gynécologues, des ingénieurs, des gardes,… qui ont dédié leur vie au service de la communauté via les Nations Unies.

Nous avons 13 000 employés à Gaza, nous avons encore parmi eux 2 000 employés qui travaillent pour la réponse d’urgence. Ce sont tous des réfugiés palestiniens, excepté une petite équipe d’internationaux.

Vous avez déclaré il y a quelques jours : « Le monde semble avoir perdu son humanité ». Pourquoi ces mots ?

Philippe Lazzarini : C’est un sentiment très profond à Gaza, et très répandu dans la région. Les droits de l’homme sont vus comme des droits à géométrie variable. Gaza est traitée comme une population associée à un mouvement qualifié de terroriste, de manière monolithique. Ces dernières années, un phénomène de déshumanisation a eu lieu et c’est pour ça qu’il y a ce sentiment que le monde a perdu un peu son humanité.

Malgré toutes ces images, insoutenables, que l’on voit 24h/24 depuis deux semaines, rien ne se passe. Aujourd’hui, il y a beaucoup de colère, un sentiment d’abandon. Les gens luttent au quotidien pour essayer de survivre, et se rendent compte jour après jour que c’est de plus en plus difficile.

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D’après les chiffres donnés par le Hamas, plus de 7 300 Palestiniens sont morts, dont près de la moitié sont des enfants. Est-ce que ces chiffres sont crédibles ?

Philippe Lazzarini : Au cours des six derniers conflits qui ont eu lieu durant les quinze dernières années à Gaza, à chaque fois, les chiffres ont été considérés comme largement crédibles. Il n’y a aucune raison de douter aujourd’hui que les chiffres soient moins fiables qu’ils ne l’étaient par le passé.

Les employés de l’UNRWA nous donnent la même proportion. Les enfants payent évidemment un énorme tribut. Au-delà des morts, on a aussi détruit des vies psychologiquement, qui vont prendre des années à cicatriser.

Aviez-vous vu venir l’explosion de violence depuis le 7 octobre ?

Philippe Lazzarini : Absolument pas. Personne n’a vu venir ce massacre absolument abominable perpétré par le Hamas, qui a créé un véritable traumatisme national en Israël et a été très fortement condamné par la communauté internationale.

Il y a un sentiment très fort dans la région que la compassion est à géométrie variable.

L’une des principales missions de l’UNRWA est l’éducation. Vous avez 200 écoles à Gaza, qui scolarisent 300 000 enfants. Elles servent aujourd’hui de refuge aux populations. Ces écoles sont-elles touchées par les bombardements ?

Philippe Lazzarini : Ces infrastructures bénéficient d’un droit d’inviolabilité. Tous les bâtiments des Nations Unies dans la bande de Gaza ont été sollicités pour accueillir des déplacés. On ne cesse de notifier à l’armée israélienne, et au Hamas, chacune des localisations de ces bâtiments, en leur rappelant leurs obligations vis-à-vis du droit humanitaire international.

Une quarantaine d’installations, principalement des écoles, ont quand même été touchées par les bombardements. Une vingtaine de personnes ont été tuées pour l’instant.

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Avant cette guerre, il fallait des centaines de camions quotidiennement pour apporter assistance humanitaire à la population de Gaza. Aujourd’hui, quelle est la situation ?

Philippe Lazzarini : Compter le nombre de camions qui entrent dans la bande de Gaza n’est qu’une distraction. En réalité, il n’y a rien d’autre que des miettes qui entrent à Gaza, qui ne couvrent absolument pas les besoins actuels de la population.

Qui bloque l’entrée de cette aide humanitaire ?

Philippe Lazzarini : Le blocage a été annoncé par les autorités israéliennes. Il y a aujourd’hui un siège imposé à la bande de Gaza.

Le mécanisme mis en place nécessite beaucoup d’inspections de la marchandise qui entre. Le point de passage de Rafah n’est pas adapté à des flux importants de marchandise vers Gaza. Rafah a été bombardé récemment.

Le système logistique, avec un déchargement de la marchandise avant qu’elle ne soit remise dans d’autres camions, est extrêmement compliqué. Nous n’avons pas un approvisionnement alimentaire suffisant pour les besoins d’une population de plus de 2 millions de personnes.

Vous avez dit que les personnes vulnérables « étaient aujourd’hui privées à Gaza de toute dignité humaine. C’est une honte. » Faut-il une prise en charge spécifique pour ces populations ?

Philippe Lazzarini : C’est une manière de dire « Regardez ce qu’il se passe. » Essayons d’exprimer un peu plus de compassion et d’empathie, par rapport à ce drame humain qui est en train de se dérouler sous nos yeux.

D’une certaine manière, on est en train de banaliser ce que l’on voit au quotidien. Il y a un sentiment très fort dans la région que la compassion est à géométrie variable. Ça a tendance à solidifier une polarisation entre les Palestiniens et les Israéliens, mais aussi entre la rue arabe et l’Occident. C’est un « deux poids deux mesures » à plusieurs niveaux. Pas seulement au niveau du droit humanitaire international, de l’application des droits de l’homme, mais aussi de cette empathie.

J’ai vu au cours de ces trente dernières années une déshumanisation progressive de la relation que l’on a avec les Palestiniens. Aujourd’hui, il y a une génération de gens à Gaza qui ne savent pas ce qu’est un Israélien, et inversement un Israélien un Gazaoui. Tout cela a contribué à nous pousser à gérer cette guerre insoutenable de la manière dont on le fait aujourd’hui.

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Charles Michel, président du Conseil européen, a demandé des corridors et des pauses humanitaires. Est-ce suffisant ?

Philippe Lazzarini : On a besoin aujourd’hui d’un environnement suffisamment sûr pour pouvoir acheminer de manière conséquente l’assistance humanitaire. Aujourd’hui, le système qui est en place ne peut qu’échouer. Le point de passage de Rafah est un goulot d’étranglement. Il nous faut des convois humanitaires, que ces convois puissent se déplacer dans la bande de Gaza, et qu’il y ait suffisamment de garanties de sécurité pour qu’ils puissent accéder aux personnes qui en ont besoin.

Nous avons aussi besoin de carburant : sans carburant, peu de cette assistance pourra être apporté à ceux qui en ont besoin.

Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est évidemment l’expression de la division au sein de la communauté internationale, notamment sur la question du cessez-le-feu. Entre temps, ce dont on a besoin, c’est une augmentation du volume de l’assistance humanitaire.

(Re)voir : Israël-Hamas : l'Europe exige une "pause" humanitaire

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L’UNRWA a beaucoup de mal à réunir les financements nécessaires à son fonctionnement. Que pourriez-vous expliquer de plus aux différentes nations pour les convaincre de contribuer ? 

Philippe Lazzarini : Juste avant ce conflit, l’UNRWA traversait une crise financière sans précédents. Nous sommes proches d’une situation où nous ne savons pas si nous allons pouvoir continuer à apporter nos services de développement humain. Or, on prépare l’avenir pour des générations de réfugiés palestiniens.

L’intérêt de la communauté internationale a commencé à diminuer à partir du moment où il n’y avait plus d’engagement et d’investissement dans un processus politique, resté en veilleuse depuis environ 2010.

On a été le dommage collatéral de cette absence de priorisation d’un processus politique. Il y a eu multiplication de crises, d’autres développements géopolitiques dans la région. Même dans la société israélienne, au cours des cinq dernières élections, la question palestinienne n’était sur aucune plateforme politique.

Au moment où je vous parle, je ne sais toujours pas si je vais pouvoir payer les salaires des employés à la fin du mois de novembre ou décembre, alors que nous sommes confrontés à une crise humanitaire sans précédents et qu’après, l’agence aura encore plus de besoins.