Afin de contrer les groupes djihadistes de plus en plus actifs et meurtriers depuis quelques mois et la reconstitution de l'
hydre djihadiste aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger, la France a décidé de renvoyer des renforts. Engagée au Sahel depuis 2013, la force française Barkhane va ainsi passer de 4500 à 5100 hommes d'ici fin février. Soit une augmentation de 600 soldats supplémentaires déployés essentiellement dans cette zone dite "des trois frontières" (Mali, Burkina Faso, Niger). Précision ce dimanche de la ministre française des Armées Florence Parly :
"Une autre partie de ces renforts sera engagée directement au sein des forces du G5 Sahel pour les accompagner au combat".
Afin de décrypter ce nouveau déploiement militaire français en Afrique, TV5MONDE a interrogé le politiste, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste de l'Afrique,
Marc-Antoine Pérouse de Monclos, auteur du récent "Une guerre perdue - la France au Sahel" paru aux éditions Lattès en janvier 2020.
TV5MONDE : Pourquoi ce "surge" français en Afrique (en référence au "surge américain" en Afghanistan ou en Irak, autrement dit le renfort de troupes américaines en 2009 par Barack Obama et en 2007 par George W. Bush en Irak, ndlr) ?Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Je m'interroge un peu sur le pourquoi du comment de cette décision. Je crois qu'il faut d'abord demander à Mme Parly !
Peut-être la France a-t-elle trouvé que l'annonce de 220 hommes supplémentaires au sommet de Pau était un peu trop ridicule comme
"surge" justement ? Peut-être y a-t-il des pressions des pays du G5 Sahel pour que la France en fasse davantage ?
Mon analyse personnelle, c'est qu'on peut mettre 200, 600 ou 800 hommes, ça ne changera rien au fond du problème. Car la solution est d'abord politique avant d'être militaire, et tant que la réponse des armées africaines, nos alliés sur place, ne s'est pas améliorée, je ne vois pas très bien comment on va sortir de ce bourbier. Sachant que la formation fournie par les armées françaises ou européennes aux armées locales n'a pour l'instant pas fait ses preuves. C'est aussi cela le fond du problème.
TV5MONDE : Ce renfort pourrait-il justement venir pallier ce qui ressemble pour l'instant à l'échec du G5 Sahel (la force antiterroriste conjointe regroupant le Mali, le Burkina, le Niger, le Tchad et la Mauritanie) en Afrique ?MAPM : On continue d'être dans une logique de substitution. Nos partenaires africains n'arrivent pas à venir à bout de la menace donc on le fait à leur place. Je n'ai pas senti du tout d'inflexion majeure de la part des états de la zone pour améliorer leur réponse militaire. Puisqu'on sait très bien que les exactions commises par les armées entretiennent le conflit et qu'il y a vraiment de gros problèmes de commandement.
Il y a deux problèmes essentiels dans les armées africaines : la corruption (où part la solde des soldats qui induit un mécontentement interne et le manque d'équipement ?) et l'impunité. Un exemple assez probant c'est Sanogo, ce capitaine qui a fait le coup d'état au Mali en 2012, et qui a été promu général. Son coup d'état a en fait permis aux djihadistes de s'implanter durablement dans le nord du pays car l'armée était occupée à se battre dans Bamako ! Or Sanogo vient tout juste d'être libéré
(il est en liberté provisoire depuis le 28 janvier 2020, ndlr) sans aucun procès. L'impunité, est d'autant plus flagrante que son adjoint (
le général Ibrahima Dahirou Dembélé, ndlr) est depuis 2019 ministre de la Défense du Mali ! Quel signal voulez-vous envoyer aux armées africaines dans ces conditions ?
Le renfort de 600 soldats français va en fait entériner des pratiques qui ne permettent pas de lutter efficacement contre les insurrections de la région.
TV5MONDE : Quid du sentiment anti-français qui se manifeste au Mali ? MAPM : A mon sens, il n'y a pas de lien entre la libération de Sanogo et le sentiment anti-français. Il ne faut pas donner trop de crédit à ces manifestations contre la présence de l'armée française. Ce qui est certain en revanche, c'est que pour les dirigeants des pays du G5 Sahel, et pas seulement au Mali, c'est très difficile d'admettre qu'ils sont incapables de gérer la situation eux-mêmes et qu'ils sont contraints de faire appel à l'ancienne puissance coloniale. Cela engendre beaucoup de frustration et d'humiliation. D'un côté ils ont besoin de l'armée française pour conforter leur régime. De l'autre, ils doivent satisfaire les demandes de leur population, de leur électorat, qui, 60 ans après leurs indépendances, s'interroge de plus en plus sur le rôle de l'ancienne puissance coloniale dans la zone.
TV5MONDE : Quelle est la stratégie de la France au Sahel ? Ne sommes-nous pas passés d'un scénario de désengagement à un scénario de renforcement aujourd'hui ? MAPM : Je ne sais pas s'il n'y a jamais eu un scénario de désengagement. Le gouvernement n'a jamais dit à partir de quel moment il considèrerait possible de se retirer. Il n'y a pas de benchmark, il n'y a pas d'annonce, et les Français ne sont pas très curieux par rapport à cela. Depuis 2013 , on entend le même récit sur la menace terroriste et la nécessité de prévenir une possible attaque de ces groupes djihadistes en Europe, or cela n'a jamais été le cas jusqu'à présent. On est de ce point de vue-là dans le cadre d'une guerre préventive. Et je trouve que de ce point de vue justement, les Français sont fort mal informés de ce conflit puisqu'on ne sait pas s'il y a un calendrier de désengagement et quelles seraient les conditions requises pour s'en aller. Pour l'instant on a l'impression qu'on est là
ad vitam eternam. Je souhaite qu'il y ait des débats parlementaires plus vifs à ce sujet.
TV5MONDE : L'hydre djihadiste qui semble se reformer menace à présent l'Afrique de l'Ouest. N'est-ce pas pour cette raison que la France intervient maintenant dans la zone des trois frontières, afin d'arrêter l'hémorragie ? MAMP : Oui tout à fait. Dans cette région des trois frontières, des coups très durs ont été portés aux armées sur place (malienne, burkinabé et nigérienne). Donc c'est une réaction. Mais c'est le problème de fond. A chaque fois on est dans la réaction et pas du tout dans l'anticipation et la prévision stratégique dans la zone. C'est bien là le problème.
Plus il y a de militaires français au Sahel, plus il y a de djihadistes.
TV5MONDE : Ce redéploiement français vous apparaît donc comme une mauvaise opération ? MAMP : Oui, c'est une mauvaise opération. Plus il y a de militaires français au Sahel, plus il y a de djihadistes. Avec l'arrivée des soldats français de la force Barkhane, les groupes djihadistes fuient vers le sud du Mali. En 2013, l'armée française a donné un coup de pied dans la fourmilière de ces groupes armés djihadistes qui étaient dans le nord -peu peuplé- du Mali. Le sud étant beaucoup plus peuplé, les rangs des insurgés grossissent.
Cela pose de sérieuses questions. Le gouvernement français n'y a pas du tout répondu. A chaque fois qu'il y a un problème, il envoie plus d'hommes. Cela fait sept ans que c'est comme ça, je ne vois pas ce qui a changé depuis ! On verra dans les sept prochaines années... Nous sommes dans une logique de perpétuation de cette guerre ensablée.
Tant qu'il y aura de l'impunité et de la corruption dans les forces armées locales, on ne s'en sortira pas.
TV5MONDE : La France compte tout de même sur le renfort de l'armée tchadienne et même de soldats tchèques ?
MAMP : On peut envoyer des Estoniens, des Suédois... Ca ne règlera rien. Le problème est entre les mains des Africains et c'est un problème politique. Tant qu'il y aura de l'impunité et de la corruption dans les forces armées locales, on ne s'en sortira pas. Et tant que la France ne critiquera pas ses partenaires et leurs errements ! C'est assez triste tout ça.
TV5MONDE : Quelle solution préconisez-vous ? MAMP : Je préconise l'annonce d'un calendrier de désengagement qui serait négocié avec les partenaires africains. Et qui inciterait les gouvernements africains de la zone à mieux prendre en charge ces problèmes, qui sont en fait des problèmes de gouvernance de leur part, des problèmes politiques, d'impunité et de corruption, qui ne sont absolument pas résolus en l'état !