Fil d'Ariane
Depuis plus de trois ans, l'Union Européenne travaille à un nouveau Pacte sur la migration et l'asile, afin de réformer la politique migratoire du Vieux Continent. Alors que la Pologne et la Hongrie s'opposent violemment au dernier texte adopté, retour en trois points sur les blocages rencontrés au cours de ces négociations laborieuses.
L'arrivée de plus en plus de personnes migrantes sur les côtés méditéranéennes, et les naufrages en hausse renforcent le sentiment d'urgence dans les négociations européennes. AP/ Paolo Santalucia.
« Des diktats » selon la Pologne, et même un « viol » selon la Hongrie. Les dirigeants ultra-conservateurs et nationalistes des deux pays ont manifesté crûment leur ressentiment face à l’accord européen sur un texte de réforme migratoire, adopté il y a quelques jours malgré leur opposition.
Alors que les Vingt-Sept se retrouvent ce vendredi 6 octobre pour un sommet informel à Grenade, dans le sud de l’Espagne, les deux États espèrent encore peser sur le texte. Le Pacte asile et migration doit encore être négocié ultérieurement entre le Parlement Européen et la Commission, avec espoir de voir aboutir le projet complet avant les élections européennes de juin 2024.
Les deux pays réclament donc que les prochaines décisions sur le projet migratoire soient prises à l’unanimité, et non à la majorité qualifiée comme c’est le cas dans ce dossier. Pour atteindre cette majorité qualifiée, ou « double majorité », il faut que 15 membres sur 27 (soit 55%) votent pour, et que la proposition soit soutenue par des pays membres représentant au moins 65% de la population de l’Union. Il faut également minimum quatre pays pour bloquer une décision.
Ce système est utilisé pour la très grande majorité des actes législatifs de l’Union, mais Varsovie et Budapest arguent que le sujet migratoire est trop sensible pour être voté autrement qu’à l’unanimité des membres de l’UE.
Ils étaient les seuls à voter contre deux textes centraux du Pacte en juin, et s’opposent en particulier à la relocalisation des migrants.
Le nouveau Pacte asile et migration propose en effet un mécanisme de « solidarité obligatoire » flexible, qui peut être déclenché par les pays « sous pression migratoire ». Lorsqu’un État membre reçoit beaucoup d’arrivées de migrants, il pourrait demander l’activation du mécanisme, ou attendre que la Commission le déclenche.
Les pays de l’UE devront alors accueillir sur leur territoire une partie des demandeurs d’asile, en fonction de leur population et de leur PIB. Et s’ils refusent, ils devront soit « parrainer » l’expulsion des migrants en situation irrégulière (en la négociant ou en la finançant), soit aider financièrement ou logistiquement les États d’arrivée. Le chiffre de 20 000 euros par demandeur refusé a été avancé, mais rien n’est encore établi. La Hongrie considère ce principe comme une « amende » inacceptable.
La Pologne rejette aussi ces options : elle considère que cela relève de sa politique migratoire propre de déterminer qui vient sur son sol. Si elle a accueilli plus d’un million d’Ukrainiens depuis le début du conflit, elle s’oppose depuis des années à recevoir des réfugiés extra-européens.
Les quotas existent depuis 2015, mais ils ne sont pas appliqués par certains pays. On estime aujourd’hui que le système n’a pas fonctionné, ou du moins pas suffisamment, notamment en raison du refus de pays de l’Est européen comme la Hongrie ou la Slovaquie. C’est ce que le Pacte asile et migration ambitionne aujourd’hui de réformer.
L’objectif est de mieux répartir les demandes d’asile parmi les membres de l’Union. Pour l’instant, la majorité des migrants se concentrent dans les pays d’arrivées (Italie, Grèce,…) ou dans certains pays attractifs comme l’Allemagne. Entre 2008 et 2017 par exemple, selon une étude du Parlement européen, 10 États membres de l’UE seulement recevaient 90 % des demandes d'asile.
Si la Pologne ou la Hongrie trouvent le nouveau Pacte trop accueillant pour les réfugiés et les migrants, d’autres critiquent au contraire un recul pour le droit d’asile.
L’Allemagne s’est par exemple opposée à la notion controversée de « pays tiers sûrs ». L’Italie, notamment, réclamait que les demandeurs d’asile qui n’obtiennent pas le statut de réfugiés en Europe puisse être expulsés vers l’un des pays par lesquels ils ont transités, si ceux-ci étaient considérés comme « sûrs ». Par exemple, un migrant ivoirien passé par la Tunisie pourrait être renvoyé vers ce pays si il ne peut être renvoyé chez lui.
Selon le compromis finalement signé après les désaccords, chaque État européen pourra décider si le simple transit par un pays constitue un lien suffisant pour renvoyer un migrant débouté de l’asile vers un pays qui n’est pas le sien. Mais on peut s’attendre à ce que des débats européens surgissent si le pacte vient à être appliqué – sans compter la position des pays tiers en question. La Tunisie a déjà fait savoir son refus d’être considérée comme un « pays de transit ou un lieu d’établissement » en juin dernier.
Les Verts au gouvernement en Allemagne ont aussi jugé un temps les textes trop durs, notamment vis-à-vis des mineurs, et avaient bloqué le processus. Ils ont depuis donné leur accord après des modifications marginales des textes. Mais des concessions faites à Berlin, protégeant les ONG qui sauvent les migrants en mer, ont suscité cette fois les doutes italiens, jusqu’à être supprimées du texte mais conservées dans le préambule. Un équilibre précaire entre deux lignes européennes divergentes.
En dehors des gouvernements, de nombreuses organisations de protection des migrants à travers l’Europe craignent que le nouveau Pacte n’affaiblisse encore davantage le droit d’asile. Par exemple, il prévoit qu’en cas d’arrivée « massive et exceptionnelle » d’exilés, un migrant puisse être détenu jusqu’à quarante semaines (soit plus des trois quarts d'une année) aux frontières extérieures de l’Union.
D’une manière générale, l’examen des demandes d’asile deviendrait plus automatique, au risque d’être moins protecteur, pour expulser plus rapidement les migrants à qui n’est pas accordé le statut de réfugié. La gestion des demandes sera accélérée et durcie aux frontières de l’UE. Pour les migrants originaires d'un pays dont les ressortissants se voient rarement accorder l'asile par l'Union Européenne, la demande sera par exemple traitée dans un centre fermé à la frontière. Ce serait le cas pour la Turquie, le Maroc ou la Tunisie, pour qui le taux de réponse positive aux demandes d'asile est inférieur à 20%.
Les ONG, comme la Cimade en France, dénoncent un projet qui met l’accent sur le volet sécuritaire, les expulsions et les filtrages aux frontières extérieures, et non sur l’accueil. De son côté, la dirigeante italienne d'extrême-droite Giorgia Meloni a exprimé sa satisfaction lors du sommet de Grenade : « Aujourd'hui, nous nous sommes retrouvés dans un Conseil européen où 27 pays sont d'accord sur le fait que la priorité est d'arrêter l'immigration illégale ».
Au-delà des désaccords au sein de l’UE, l’adoption puis l’application du Pacte dépendra aussi des relations extra-européennes.
L’Union travaille ainsi à développer ses « accords de ré-admission » avec les pays d’origine des migrants : c’est ce qui lui permet de mettre en place les retours ou l’expulsion de migrants déboutés du droit d’asile plus facilement pour elle.
Mais certaines pistes de partenariat s’avèrent plus laborieuses que prévu. C’est le cas des négociations avec la Tunisie, alors que les relations avec le pays ont largement mobilisé les autorités européennes depuis plusieurs mois.
C’est en effet un État clé pour la politique migratoire du Vieux Continent, puisque des dizaines de milliers de Tunisiens et de Subsahariens s’embarquent chaque année au péril de leur vie entre les côtes tunisiennes et le rivage italien, et que ce chiffre a augmenté considérablement en 2023. Frontex, l'agence de surveillance des frontières européennes, a aussi signalé une augmentation de 96% des traversées irrégulières dans la zone « Méditerranée centrale », par rapport à l’année dernière
L’UE a donc signé un partenariat le 16 juillet avec la Tunisie, en en faisant son intermédiaire dans la lutte contre l’immigration clandestine. Pierre angulaire de sa stratégie, ce partenariat doit servir de modèle pour des accords avec d’autres pays de la zone, comme l’Égypte ou le Maroc.
L’accord est pourtant contesté. Premièrement, certains États européens ont jugé n’avoir pas été assez impliqués dans les négociations. Par ailleurs, de vives critiques ont rappelé le contexte polémique de signature, alors que la violence raciste et les offensives xénophobes contre les migrants subsahariens atteignaient un niveau inédit en Tunisie.
Et surtout, le président tunisien Kaïs Saïed a déclaré le 2 octobre finalement refuser les fonds européens annoncés, car son pays « n’accepte pas (…) la charité ou la faveur ». Il a évoqué le « montant dérisoire » de l’aide proposée, mais surtout une proposition allant à l’encontre de l’accord signé moins de trois mois auparavant.