Convaincre, encore et toujours
par Anwar Abu Eisheh, professeur de droit à l’Université Al Quds à Abu Dis, Hébron - 22 février 2010
J’avais moins de 5 ans sans doute lorsqu’un matin, j’ai vu deux corps pendus au centre d’Hébron, ma ville. Deux corps habillés de rouge, l’un des deux était mon cousin Naïm… Pendus pour l’exemple : ils avaient collaboré avec l’ennemi sioniste. Si la scène est inoubliable, ce qui ajoutait à son aspect terrible étaient les larmes de la mère de Naïm qui jurait ses grands dieux que son fils n’était pas un collaborateur mais tout simplement un trafiquant… Les parents proches de Naim n’osaient pas se montrer en public.
Le gouvernement jordanien était ferme avec les collabos et espions. Jusqu’à 1967 avec mes camarades d’école, on chantait avant d’entrer à l’école « Vive le Roi »…, ce même roi qui paraphait les sentences. J’ai grandi avec l’idée que la pendaison, la peine capitale était dans l’ordre des choses, il était normal que le criminel soit puni, et donc tué à son tour.
Ce n’est pas sans fierté que tout professeur de religion à l’école nous disait, et dit encore maintenant, « le tueur doit être tué », principe indiscutable dans ma religion –l’islam. Mes interrogations ont surgi quand j’ai commencé à réfléchir à ce sujet et – pour être honnête - quand j’ai commencé à voyager … C’était l’époque où feu le président Mitterrand avait inscrit dans son programme électoral l’abolition de la peine de mort. J’avais déjà étudié à la fac de droit les circonstances aggravantes et atténuantes. J’ai alors acquis la conviction qu’il faut lutter pour la vie et contre la mort non seulement dans le domaine juridique – au niveau des lois - mais aussi dans le domaine politique, pour une solution basée sur les principes du droit international dans notre conflit contre l’occupation israélienne.
Les années ont passé et grâce aux accords d’Oslo de 1993 entre Israéliens et Palestiniens, j’ai pu rentrer chez moi à Hébron… J’ai été choisi pour être l’un des huit membres du comité de rédaction du projet de code civil palestinien. Nous siégions en même temps que le comité de rédaction du projet de code pénal palestinien, au sein du même local, dans des salles voisines, ce qui me permettait d’aller voir mes collègues, de discuter avec eux lors des pauses, de les fréquenter le soir puisque nous étions logés dans les mêmes hôtels. La dernière fois que nous nous sommes réunis, c’était en septembre 2000, juste avant le début de la seconde intifada déclenchée par la visite de Sharon à l’esplanade des Mosquées. À cette époque la peine capitale était quasiment notre seul sujet de discussion. Et combien ai-je tenté de les convaincre de l’abolir mais en vain : dans le projet de code pénal 23 crimes sont passibles de la peine de mort…
Pourquoi n’ai-je pas réussi à les convaincre ? Je crois qu’il s’agit d’abord d’un problème de formation : la plupart de mes collègues ont fait leurs études en Égypte ou dans des pays voisins de la Palestine où la peine capitale n’a pas encore été mise en cause, en partie parce que la région est toujours en guerre ou presque… Mes collègues du code pénal proposent qu’on tue si on trahit la patrie (six alinéas de l’article 67 du projet de code pénal (PCP) détaille les crimes de trahison) ; si on complote avec un État étranger (art. 68) ; si on livre un secret défense à un pays étranger en temps de guerre (art. 72) ; si l’on espionne au profit de l’ennemi (art.76) ; si on vole des documents secret défense en temps de guerre (art.77) ; si on commet un acte de sabotage entraînant mort d’homme (art.85) ; si on détourne un moyen de transport entraînant mort d’homme ; si on commet une agression visant la vie du chef de l’état (art.89) ; si on tue un juge avec préméditation (art.162) ; si on expose un moyen de transport au danger avec préméditation et qu’il y a mort d’homme (art.192) ;en cas de kidnapping d’un ou d’une mineure avec viol ; pour meurtre avec préméditation (art 231, 232, 233 et 293) ; et enfin si un fonctionnaire torture quelqu’un jusqu’à la mort.
Tout cela ne mérite-t-il pas débat ? En effet, étant donné l’occupation coloniale et militaire israélienne, de nombreuses associations de défense des droits de l’homme existent ici et débattent de ce sujet. J’ai assisté à l’un d’entre eux organisé sur le projet de code pénal palestinien par l’une de ces associations à Hébron. Lorsque j’ai dit que le projet contenait « trop de peine capitale », je n’ai reçu aucun écho : la majorité écrasante des juristes de ma ville ne voient pas cela d’un mauvais œil… Mais lorsque j’ai été choisi pour animer un autre débat sur le même sujet à Ramallah, à mon grand étonnement tous les juristes présents se sont déclarés contre la peine capitale. Et pourtant Ramallah n’est qu’à 45 km d’Hébron…
Alors pourquoi cette différence d’opinion ? A Hébron la population subit la colonisation à l’intérieur même de la ville, au sein de son cœur historique que de nombreux habitants ont quitté à cause de la présence de quelques 400 colons gardés par 1500 soldats. En 1967, au moment de l’occupation israélienne, la vieille ville comptait 30 000 habitants, aujourd’hui il n’en reste que 3 000. Ces derniers vivent dans une sorte de nasse.
Ramallah était de son côté une petite ville de 20 000 habitants au moment des accords d’Oslo. Grâce à ces derniers, la ville est devenue la capitale de l’Autorité palestinienne et elle compte maintenant plus de 100 000 habitants. Pas de colonies à l’intérieur des limites de la municipalité, certes les colons sont autour, proches, mais les habitants de Ramallah ne connaissent pas les mêmes problèmes que ceux de la vieille ville d’Hébron.
L’isolement, l’enfermement et l’injustice ne peuvent que pousser à la violence, y compris à la violence juridique et pour lutter contre cette dernière il faut justice, ouverture au monde, éducation et surtout paix, paix entre les peuples et paix sociale. En tant que professeur de droit, je dis très souvent à mes étudiants : avant de prononcer vos jugements et de condamner, mettez vous quelques instants à la place de l’accusé… Le Prophète Mohammad a dit, à propos d’un litige entre deux personnes, « cherche une excuse à ton frère ».
Anwar Abu Eisheh