Fil d'Ariane
Vendredi 9 janvier 1920, le paquebot Afrique entreprend son 58ème voyage après cinq semaines d'importants travaux d'entretien. Il quitte les quais des Chartrons, à Bordeaux, pour rejoindre Dakar et les comptoirs coloniaux français en Afrique.
Mais ce fleuron de la flotte navale a à peine le temps d'aborder la pleine mer. Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1920, l'"Afrique" fait naufrage au large des côtes vendéennes. L'accident de ce navire surnommé le "Titanic français" fait le plus grand nombre de victimes civiles.
Deux jours plus tôt, le samedi 10 janvier au lendemain du départ, les mécaniciens déclarent une voie d'eau au commandant alors que le navire remonte la Gironde. Ils n'en trouvent alors pas son origine.
L'eau monte et, dimanche 11 janvier, le commandant décide de faire route plus au nord, vers la Rochelle, pour faire réparer le bateau et débarquer les passagers malades. Mais une forte tempête aggrave l'avarie constatée et rapidement les cales sont remplies d'eau. Lundi 12 janvier, les machines prennent l'eau et un premier moteur s'arrête, puis le deuxième.
Dans son documentaire, témoignages de descendants de passagers à l'appui, Daniel Duhand raconte notamment comment les questions de l'état du navire et la responsabillité de la compagnie des Chargeurs réunis, qui a affrêté le bateau, ont été centrales lors de l'enquête.
"Sur la trentaine de rescapés, la plupart étaient des officiers. Il n'y a eu qu'un seul rescapé civil. Les autres survivants étaient des marins, deux soldats africains, et quelques membres du personnel du bateau comme le cuisinier, également africain. Donc, seuls quelques officiers ont été entendus par cette commission d'enquête. Ils ont été interviewés en présence de représentants de la compagnie des Chargeurs réunis. Selon moi, leur parole était limitée", explique-t-il.
Au bout de seulement huit jours, la commission d'enquête livre sa conclusion : le bateau était en parfait état de fonctionnement avant son départ.
En mars 1920, l'Assemblée Nationale s'empare du sujet, et plusieurs députés dont Pierre Dignac, alors député de la Gironde, demandent des comptes au ministre de la Marine. Des témoignages de mécaniciens parlaient "d'état déplorable du navire".
Daniel Duhand précise : "Pour moi, il est évident que ce bateau n'aurait pas dû prendre la mer. Lors de ces débats à l'Assemblée Nationale, il est expliqué que la législation permettait aussi à la compagnie de se libérer de certaines des obligations relatives à la sécurité sur les bateaux, en tant que compagnie privée". Le bateau, fabriqué sur un chantier en Angleterre n'était pas vieux : "C'est un bateau qui n'avait que 12 ans. Il a bénéficié de toute la technologie moderne de l'époque. Sauf que pendant ces 12 ans, il n'a pas arrêté les voyages entre l'Afrique et Bordeaux, transportant passagers et marchandises. Il n'y avait quasiment pas d'escale, ni de temps de repos", explique le réalisateur de documentaires.
De nombreuses familles de disparus décident alors d'assigner la compagnie en justice. "Les procès intentés par les descendants des naufragés ont été très dispersés. Ils ont chacun assigné dans le tribunal qui leur semblait le plus évident, mais ça a été vraiment très compliqué pour eux", explique Daniel Duhand. Il poursuit : "La compagnie s'est déchargée de toute responsabilité. Selon ses représentants, les passagers étaient prévenus qu'ils voyageaient à leurs risques et périls".
La justice donne raison aux plaignants lors d'un premier jugement. Mais la compagnie fait traîner la procédure en faisant appel. "Elle a dépensé beaucoup d'argent en avocats et détectives privés. Ils enquêtaient sur les fortunes des passagers qui les attaquaient pour savoir quelles étaient leurs disponibilités financières, et s'ils avaient le temps de tenir. Ils ont fourni des contre-expertises, pour casser ce premier jugement. C'était assez effarant", raconte Daniel Duhand.
Au bout de 12 ans, un jugement final est rendu, dans la quasi indifférence générale. "Ce jugement est cette fois favorable à la compagnie. Il indique que le personnel étaient bien compétent, qu'il n'a fait aucune faute, et surtout que le navire était en bon état", développe Daniel Duhand. Comble du cynisme, les plaignants ont dû payer les frais de justice à la compagnie maritime.
Pour le journaliste Daniel Duhand, le contexte historique de l'entre-deux-guerres, ainsi que la longueur de la procédure judiciaire ont permis à cet accident majeur de tomber dans l'oubli collectif. "La procédure judiciaire et son issue malheureuse pour les familles des disparus ont duré tellement longtemps, que l'émoi de la catastrophe était déjà retombé. La Première Guerre mondiale ne s'est pas arrêtée le 11 novembre 1918, comme on le dit souvent, mais en juillet 1919. On était vraiment quelques mois après cette guerre, qui a fait des millions de morts. Et puis, il y a des familles qui ne voulaient plus en parler. Certains descendants sont allés vivre à l'étranger. Et quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale a éclaté, reléguant cette catastrophe à l'oubli général. Pendant nos recherches pour le documentaire, nous avons fait face à des refus d'en parler. Pour de nombreuses personnes, ça ne sembait pas approprié de valoriser cet événement".
Au-delà de "l'oubli général" du naufrage, se pose la question de la mémoire des victimes. Certains s'attellent à réhabiliter celle d'une population dont la présence sur le paquebot a été peu documentée, celle des tirailleurs sénégalais.
Karfa Sira Diallo, ancien juriste et militant associatif à Bordeaux, d'origine sénégalaise a fondé l'association Mémoires et partages qui oeuvre à la réhabilitation des soldats africains de l'armée coloniale française.
Depuis quelques années, il tente de remettre en lumière la présence de ces soldats africains morts pendant ce naufrage. "J'étais très loin d'imaginer cette histoire", nous raconte-t-il. "Je l'ai découverte pendant mes recherches pour mon exposition 'Frères d'armes' pour le centenaire de la Première Guerre mondiale. Je ne savais pas que la France avait aussi eu son Titanic malheureusement, avec en plus presque 200 tirailleurs sénégalais. Mais les livres, ou les archives que j'ai trouvés prenaient surtout l'angle de la catastrophe maritime. Le destin particulier des tirailleurs sénégalais n'était nullement évoqué", déplore-t-il.
En 2016, par l'intermédiaire de son association, Karfa Sira Diallo adresse un plaidoyer au président François Hollande et au maire de Bordeaux, Alain Juppé. Il réclame entre autres "un hommage national" à la mémoire de ces tirailleurs, morts dans le naufrage de l'Afrique, le 13 janvier 1920, ainsi qu'une mention "morts pour la France".
Bien qu'ayant été reçus par un conseiller du président Hollande, et ayant été invités à participer au centenaire de la bataille de Verdun, aucune suite n'a été donnée à la demande de l'association Mémoires et partages. "Le ministère des Anciens combattants nous a indiqué qu'il était difficile de les déclarer 'morts pour la France'. En effet, on ne donne cette mention qu'à ceux qui sont morts les armes à la main, au combat", rappelle Karfa Sira Diallo.
Pour le militant, cette question certes politique, permet aussi l'apaisement, et un meilleur "vivre-ensemble". "Raviver la mémoire de ces soldats est primordial pour rappeler ici et en Afrique, ce que ces populations-là ont apporté à la liberté. En Afrique aussi, on a oublié ce qu'ont fait ces hommes".
Ces tirailleurs venaient d'ailleurs du Sénégal, mais aussi de la Côte d'Ivoire, du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée.
Karfa Sira Diallo parle de "quadruple peine" pour ces soldats : "Ils sont dans une situation coloniale, sont réquisitionnés pour une guerre très loin de chez eux, sont naufragés dans cette catastrophe maritime, puis sont oubliés comme victimes".
Pour célébrer le centenaire de ce naufrage, l'association a contacté la mairie de Bordeaux, ainsi que l'Elysée, et assure ne pas avoir obtenu de réponses. "Malheureusement, l'histoire, la culture ne sont pas les priorités de ce gouvernement", regrette Karfa Sira Diallo. "Un hommage national serait un signe de reconnaissance importante, surtout que le président Macron a fait un discours très important, l'an dernier, disant qu'il fallait qu'on honore les soldats des colonies, partout en France", ajoute-t-il.
Contactée par TV5MONDE, l’équipe de Geneviève Darrieussecq, Secrétaire d’Etat des Anciens Combattants affirme ne pas avoir été contactée par l’association de M Diallo, ni avoir reçu d’invitation pour la commémoration. Par ailleurs, son service en communication nous explique que ces commémorations "n'entrent pas dans le périmètre de compétence de la secrétaire d'Etat auprès de la ministre des Armées", car “cet évènement tragique est un naufrage d’un bateau de la marine marchande".
Karfa Sira Diallo a néanmoins mis sur pied une exposition, Le Mémorial des Tirailleurs Naufragés, dans le cadre du Black History month (mois de l'histoire noire) à Bordeaux, qui aura lieu du 9 au 16 janvier 2020 au Musée Mer Marine de la ville.
"Nous avons pensé cette exposition, comme un monument pédagogique, historique et didactique pour contribuer à réparer cet oubli", explique-t-il.
Après une cérémonie inter-religieuse, sur les Quais des Chartrons, point de départ du paquebot en 1920, l'exposition ouvrira ses portes et présentera un parcours chronologique "pour montrer l'évolution de la situation coloniale qui a permis le destin de ces tirailleurs, depuis la conférence de Berlin en 1885, qui a permis le partage de l'Afrique entre les puissances coloniales", décrit Karfa Sira Diallo. Le militant n'a pas pu retrouver de descendants des tirailleurs sénégalais de l'"Afrique" : "La presse sénégalaise s'est faite l'écho de notre recherche en 2016. Néanmoins, personne ne s'est manifesté. C'est ce qui rend difficile ce travail de mémoire".
L'exposition évoquera aussi les autres passagers du paquebot, comme les 20 missionnaires présents accompagnant Monseigneur Hyacinthe Jalabert. "C'était un personnage très connu en Afrique, puisqu'il était l'évêque de la Sénégambie. Il avait lancé les travaux de la cathédrale du Souvenir africain, l'une des premières cathédrales chrétiennes construites sur un terrain africain. D'ailleurs, certains disent qu'il avait avec lui sur le bateau, une très importante somme d'argent, puisqu'il était venu faire une quête, pour achever l'édification de la cathédrale de Dakar", détaille Karfa Sira Diallo.
Néanmoins, il déplore aussi que les commissions d'enquête, et actions en justice n'ont pas concerné ces tirailleurs. "Les droits des victimes n'ont pas été tant respectés que ça, et encore une fois, on ne peut que constater une inégalité entre ceux qui ont les moyens et l'influence et ceux qui n'en ont pas. Toujours est-il, qu'on s'est inquiété de tout, sauf des tirailleurs. Même à l'Assemblée nationale, à l'époque, aucun député n'a mis l'accent sur le sort de ces tirailleurs".
Cent ans après le naufrage, seule une stèle a été érigée aux Sables d'Olonne, en mémoire des victimes. Aucun monument n'existe en la mémoire des tirailleurs sénégalais morts ce 12 janvier 1920.