Célébrités du pouvoir ou de la finance, du sport ou de la chanson : les révélations des "
Paradise Papers" se succèdent cette semaine, relançant le débat sur la réponse politique aux pratiques d'optimisation fiscale.
Après l'entourage de Donald Trump ou du Premier ministre canadien Justin Trudeau, les révélations du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), basées sur la fuite de 13,5 millions de documents financiers, soulignent l'opacité fiscale de plusieurs grands groupes internationaux.
Apple, Uber, Nike, Allergan ...
Parmi eux, le fabricant d'articles de sports Nike, accusé d'avoir créé des sociétés offshore aux Bermudes, auxquelles ses filiales ont versé des centaines de millions d'euros pour utiliser les droits sur la marque. Les bénéfices du groupe, et donc ses impôts, ont été diminués de manière artificielle, selon l'ICIJ, qui regroupe 96 médias implantés dans 67 pays.
Selon le
New York Times, la société de VTC Uber, ou encore le fabricant du Botox, le groupe Allergan, auraient eu recours à des montages semblables. Le quotidien américain dit avoir reçu d'Allergan, Nike et Uber des communiqués indiquant que ces sociétés «
respectent les règles fiscales internationales ».
Apple, de son côté, aurait utilisé le paradis fiscal britannique de Jersey pour continuer à ne pas payer d'impôts, ou très peu, après avoir dû mettre fin à des pratiques similaires en Irlande. Selon le
New York Times, le groupe aurait ainsi «
accumulé plus de 128 milliards de dollars de profits offshore (...) qui ne sont pas imposés aux Etats-Unis et à peine dans d'autres pays ».
La marque à la pomme s'est défendue en affirmant que «
les changements opérés n'ont réduit nos impôts dans aucun pays », et en rappelant être «
le premier contribuable du monde » avec «
plus de 35 milliards d'impôts sur les sociétés payés ces trois dernières années ».
Outre ces multinationales, les révélations des «
Paradise papers » portent sur des personnalités du monde sportif ou artistique, parfois inattendues, à l'image du chanteur de U2 Bono, figure de la lutte contre la pauvreté dans le monde, actionnaire selon l'ICIJ d'une entreprise maltaise qui aurait investi dans un centre commercial en Lituanie en recourant à des techniques d'optimisation fiscale.
Le quadruple champion du monde de Formule 1 Lewis Hamilton aurait pour sa part utilisé une société-écran sur l'île de Man pour économiser 4 millions d'euros de TVA lors de l'achat d'un jet privé de plus de 18 millions d'euros, selon le
Guardian, membre du consortium de médias.
"C'est légal"
Il n'y a absolument rien de répréhensibleWilbur Ross, Secrétaire américain au commerce
Mises en cause par l'ICIJ, certaines personnalités n'ont pas tardé à s'abriter derrière la légalité de leurs investissements. «
Il n'y a absolument rien de répréhensible » là-dedans, s'est défendu le secrétaire américain au Commerce Wilbur Ross, actionnaire de Navigator Holdings, une société de transport maritime dont l'un des principaux clients est l'entreprise russe de gaz et produits pétrochimiques Sibur.
D'après l'ICIJ, qui avait commencé à dévoiler sa nouvelle enquête dimanche, après un an de travail sur des documents provenant notamment du cabinet international d'avocats Appleby, basé aux Bermudes, de nouvelles révélations auront lieu dans les prochains jours.
Selon les calculs effectués pour l'ICIJ par l'économiste Gabriel Zucman, professeur à l'université de Berkeley en Californie, les pratiques des entreprises et des grandes fortunes entraînent chaque année près de 350 milliards d'euros de pertes fiscales dans le monde, dont 60 milliards pour l'Union européenne et 11 milliards pour la France. Près de trois fois le montant du déficit de sa sécurité sociale ou celui de son assurance chômage
En France, l'indignation rituelle
«
Ces révélations très choquantes sont symptomatiques des pratiques généralisées d'évasion fiscale des entreprises multinationales qui, à l'aide de leurs armadas de conseillers fiscaux, exploitent les failles du système fiscal international », estime pour sa part l'ONG Oxfam dans un communiqué.
Elles ont en tout cas aussitôt entraîné une cascade de réactions à sincérité variable.
Nous avons mis fin au scandale des paradis fiscaux. Fantastique !Nicolas Sarkozy, janvier 2010
En France, les exclamations indignées et les promesses de sévir contre l'évasion fiscale et ses Eden font depuis longtemps partie des exercices convenus du monde politique. «
Il faut en finir avec les paradis fiscaux car nous n'avons pas à tolérer les lieux où se cache l'argent de la spéculation, du crime et de la fraude », tempêtait
en septembre 2009 le président Nicolas Sarkozy pour ajouter au mois de
janvier suivant : «
Nous avons mis fin au scandale des paradis fiscaux. Fantastique ! ».
Quatre ans et une élection plus tard, en avril 2013, l'usage revenait
à son successeur François Hollande : «
Les paradis fiscaux doivent être éradiqués en France et dans le monde parce que c'est la condition pour préserver et protéger l'emploi. »
La parole scandalisée échoit aujourd'hui à Bruno Lemaire ... ancien ministre de tous les gouvernements de Nicolas Sarkozy avant de devenir celui, actuel, de l'économie : « l'évasion fiscale, ça n'est pas seulement une attaque contre le trésor fiscal. C'est une attaque contre la démocratie, contre le consentement à l'impôt. Elle est inacceptable ».
Le gouvernement auquel il appartient désormais ne s'en est pas moins tout récemment opposé, par la volonté d'Emmanuel Macron, à un amendement parlementaire visant à supprimer le « verrou de Bercy ». Une disposition réservant l'initiative de poursuites en matière fiscale à la seule administration française et qui prive les particuliers, associations et même la justice de toute faculté d'agir sans son consentement. Le pouvoir politique conserve donc seul de façon régalienne, en fonction de considération d'opportunité ou d'intérêts dissimulés au public, le choix de troubler ou non la paix des fraudeurs.
Les vertus inégales de l'Union européenne
Au sein même de l'Union européenne, un demi-siècle de traités, de sommets et de directives ont conduit à bien des uniformisations, espaces policiers ou judiciaires et même à la monnaie unique mais non à la fin du dumping fiscal, base de l' « optimisation » bénie des multinationales.
L'inégalité de l'impôt sur les sociétés y reste la règle entre les États membres : 30 à 33 % en France, Allemagne, Espagne ou Belgique mais 22 % au Royaume-Uni ou au Portugal, 20 % en Croatie ou aux Pays-Bas, 19 % en Pologne, 12,5 % en Irlande.
Pour les meilleurs jongleurs, l'Union abrite aussi des niches recherchées pour leur cadre juridique, bancaire, d'imposition des sociétés mais aussi des brevets, ou simplement leur discrétion. Parmi les plus hospitalières : le Luxembourg, longtemps dirigé par l'actuel président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, Malte, ou des entités fabuleuses telles Monaco, Jersey ou – mieux encore - l’île de Man, caillou britannique perdu dans des flots incléments où logent officiellement … 30 000 entreprises.
Gros yeux
Interpellé par les «
Paradise papers », le commissaire européen à la Fiscalité Pierre Moscovici appelle l'Union à publier dès cette année une liste noire de paradis fiscaux à travers le monde «
consistante et à la hauteur », où figureraient sans doute, outre les Bermudes, Caïmans et autres contrées ensoleillées quelques lieux moins exotiques et bien européens. Il précise que cette liste, en gestation depuis près d'un an et demi, doit être assortie de «
sanctions appropriées ».
La liste noire évoquée par M. Moscovici pourrait être finalisée lors d'une prochaine rencontre des ministres des Finances de l'UE le 5 décembre. L'UE a pour l'instant envoyé des lettres à une soixantaine de pays leur demandant de s'engager à faire des réformes, sans quoi elle pourrait les inscrire sur cette liste.
Il en faudra peut-être plus pour amener à reddition les multinationales qui y délocalisent, selon Gabriel Zucman, 40 % de leurs profits et sont devenues, pour certaines, plus puissantes que bien des Etats.