Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est

Le photographe Didier Pazery n'est pas un inconnu pour TV5MONDE. En novembre 2013, il nous avait raconté le travail de mémoire qui, pendant quinze ans, l'a mené à la rencontre des derniers poilus. Aujourd'hui, ses portraits prennent corps à la gare de l'Est de Paris, lieu emblématique du départ des poilus pour le front. Surplombant l'effervescence de la gare, ils semblent veiller sur la foule des touristes, des Parisiens et des banlieusards qui, parfois, passent sans les voir. D'autres sont interpellés, s'y attardent... Rencontres.
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Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est
“En levant les yeux sur les portraits, j'ai découvert l'architecture de la gare où je prends mon train tous les jours“ (Marie-Pierre)
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Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est
Accrochées aux grilles du parvis de la gare, une enfilade de 25 photographies plante le décor : paysages, bâtiments, objets et portraits donnent un avant-goût des images exposées à l'intérieur. Dans le hall Saint-Martin et le hall d'Alsace, 32 portraits semblent veiller sur les passants, imprimés recto-verso sur des bâches de 4 mètres sur 2,5 mètres suspendus à la charpente métallique. Entre les deux halls, au-dessus des boutiques clinquantes de la galerie marchande, s'alignent 24 photos d'objets insolites ou instructifs. Des jouets et des instruments de musique fabriqués avec du matériel ou des fragments d'obus ; poignards et matraques de tranchées ; masques et casques ; prothèses et instruments chirurgicaux ; balles explosives, pourtant interdites par le traité de la Haye, et certainement improvisées par des soldats qui sciaient l'extrémité des balles pour qu'elles se fragmentent à l'intérieur des corps.

Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est
Prendre du recul

Alexis, 37 ans, habite dans le quartier. Il ralentit le pas devant les photos du parvis qui témoignent de la grande et la petite histoire de la Première Guerre mondiale. Des images qui parlent au fan qu'il était des BD de Tardi et au lecteur de lettres de poilus qu'il est devenu, passionné d'Histoire. Son regard accroche la photo de l'Allemand Hans Lange, une gueule cassée. Un personnage historique ou contemporain ? "C'est un homme qui est dans la vie malgré son grand âge, tranche-t-il. Le lien, c'est la photo de lui quand il était jeune et la personne extérieure au conflit qui se penche sur lui (la petite-fille de Hans Lange, ndlr)."

Mission accomplie pour Didier Pazery, dont la mise en regard des portraits - l'homme âgé et le jeune garçon - fait passer le message : "La façon dont les poilus vivaient leur engagement nous est totalement étrangère. On ne peut pas mettre de sentiments contemporains sur les notions de devoir et d'honneur national qui les animaient," explique Didier Pazery, appareil photo en bandoulière. "Et pourtant, ce sont nos proches parents, ils nous ressemblent, même si c'est de façon un peu floue. Nous avons du mal à nous situer. Confronter les photos jeune/vieux, c'est une manière de prendre du recul."

Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est
La pipe que Louis Cazenave tient à la main a été effacée en vertu de la loi Evin contre le tabagisme.
"Sur les visages, on cherche la guerre"

Les photos ont tout de suite interpellé Stella, 27 ans, professeur d'Histoire et de géographie dans un collège de Guadeloupe. Elle pense à ses élèves, pour qui l'an 2000 est déjà de l'histoire ancienne : "Cette superposition jeune/vieux est très intéressante pour montrer aux enfants que la guerre, ce n'est pas que de l'Histoire, c'est aussi des gens." Sur ces visages, Stella cherche la guerre "On la trouve dans les regards. Quelques-unes expriment une tristesse infinie, mais la plupart dégage une grande sagesse, parfois une certaine fierté."


"On ne les a pas obligés à se battre"

Ce sont des gens comme nous, et pourtant... "On ne ferait pas cette guerre, pas comme eux, dit Stella. Nous avons perdu cet esprit de corps qui fait qu'on s'engage tous ensemble pour une nation contre l'ennemi. Aujourd'hui, c'est l'économie, l'argent qui nous gouverne." Un ressenti auquel Didier Pazery fait écho, invitant à une réflexion sur le nationalisme d'époque : "Le but d'une nation, c'était la puissance. Aujourd'hui, tout passe par l'économie. Mettre en place une puissance militaire pour préserver son hégémonie, c'était une question de survie. Ils avaient un esprit patriotique difficile à comprendre pour nous. Certes, il se sont révoltés au bout d'un moment face à l'horreur des tranchées ; oui, beaucoup pensaient, comme Louis Cazenave que les Allemands étaient "juste de pauvres types comme nous, qu'on avait envoyés se faire tuer" ; bien sûr, ils voulaient se battre différemment, mais on ne peut pas dire qu'ils ne voulaient pas se battre".

Paris : les poilus de passage à la gare de l'Est
La profondeur des personnages

Lesley, un ancien pilote de 86 ans, habite à San Francisco. En France pour soutenir un petit-neveu qui soutient sa thèse, il est en transit dans le hall d'Alsace de la gare de l'Est et s'immobilise sous le cliché représentant Djibrail Nazare-Aga, petits-fils d'un haut dignitaire persan et d'une franco-polonaise, engagé dans l'armée française. Une photo qui lui parle de lui, de sa vie, de ses passions, et remue jusqu'à ses souvenirs d'enfance. "Il pilotait un Breguet XIV, un avion de reconnaissance ultramoderne pour l'époque. Ce sont des images qui m'ont fait rêver quand j'étais petit. Je lisais tout sur la Première Guerre mondiale :  The Red Knight of Germany (le Baron rouge) de Floyd Gibbons et plein d'autres histoires de pilotes de combat."

A 53 ans, sa fille Sharon, elle aussi, est émue : "Une belle photo de vieillard, c'est une chose, mais quand on voit, à côté, le même homme, jeune, on mesure la profondeur et la dimension historique du personnage. C'est une idée extraordinaire."

Piqûre de rappel

La Première Guerre mondiale reste une clé essentielle pour qui veut comprendre le monde tel qu'il a évolué, avec ses enjeux sociaux et géopolitiques. Elle porte en elle les germes de la Seconde. La carte du Moyen-Orient a été dessinée sur les ruines de l'Empire ottoman, dépecé au lendemain de l'armistice. Aujourd'hui, le monde paie encore le prix des erreurs commises à l'époque. "Et pourtant, pour beaucoup, la Première Guerre mondiale, c'est le soldat inconnu. J'ai justement voulu mettre des visages sur ce soldat inconnu," conclut Didier Pazery.

Rencontre avec Abdoulaye N'Diaye

Dernier ancien combattant sénégalais de la Grande Guerre, 104 ans en octobre 1998, Abdoulaye N'Diaye pose devant sa case dans son village de Tiowor, dans le nord du Sénégal (@Didier Pazery).

Rencontre avec Abdoulaye N'Diaye

Engagé de force, il a été blessé et s'est battu pour racheter la liberté de sa famille capturée par l'armée française. Il n'a jamais cautionné la guerre et il n'a pas voulu rempiler quand on le lui a proposé. Reconnu comme ancien combattant depuis les années 1940, il touchait une petite pension. En 1998, Didier Pazery s'envolait pour le Sénégal (Tiowor, dans le nord du pays) avec le réalisateur Olivier Morel sur les traces d'Abdoulaye N'Diaye.

"C'était une rencontre extraordinaire, d'aller au fin fond de la cambrousse sénégalaise jusque dans ce village isolé, sans route. De voir soudain ce vieux monsieur sortir de sa case, qui arrivait à peine à marcher et qui riait tout le temps... Il aurait pu en vouloir à mort à la France, mais il ne jugeait pas et ne nourrissait pas la moindre haine, ni esprit de revanche. J'avais l'impression d'aller voir un vieux sage. Il était tellement content de nous voir, ça m'a énormément touché. En partant, il nous a serré la main et nous lui avons fait un petit cadeau. J'ai ressenti avant tout une profonde humanité. Le contraire de ce qui se passe aujourd'hui, où l'on se tire dessus pour des histoires de voisinage. C'était une grande leçon."