Fil d'Ariane
Tareq nous attend, en ce matin du 2 février, à la résidence de la famille Hadhad, située à quelques kilomètres du centre-ville d’Antigonish. Juste à côté de la petite maison jaune se trouve une cabane de bois qui symbolise toute l’histoire de cette chocolaterie. Une très belle histoire, de succès et de résilience...
Tareq est arrivé au Canada en décembre 2015, il était dans les premiers avions qui amenaient des réfugiés syriens au Canada, quand Justin Trudeau, nouvellement élu premier ministre, a ouvert les frontières du Canada à des dizaines de milliers de Syriens qui avaient fui la guerre dans leur pays. Comme Tareq a été parrainé par une famille d’Antigonish, c’est là qu’il débarque un matin d’hiver avec ses valises. « J’ai aimé la ville tout de suite, se souvient le Syrien, il neigeait, c'était très beau et très calme, je n'avais jamais vécu dans un endroit aussi tranquille, surtout après la guerre en Syrie. C’était un choc culturel aussi, après avoir vécu dans une grande ville comme Damas ou Beyrouth, arriver dans une petite ville de 5 000 habitants ! Mais l'important ce n'est pas le nombre d'habitants, c’est la taille du cœur des habitants et Antigonish a beaucoup de cœur ».
Dans les mois qui suivent son arrivée, Tareq se démène pour faire venir ses parents, puis sa sœur et ses enfants, sa sœur endeuillée par la mort de son mari, tué en Syrie. Le jeune homme, qui étudiait en médecine à Damas, a aussi l’espoir de reprendre ses études au Canada, ce rêve va l’habiter pendant des mois mais il va rapidement réaliser qu’il est très compliqué de reprendre des études de médecine au Canada quand on en a suivi dans un autre pays. Et puis toute la famille, prise en charge par le gouvernement canadien au cours des premiers mois de son arrivée à Antigonish, se demande aussi comment reprendre le cours de sa vie, où aller travailler, alors que seul Tareq parle anglais ? Le lot, hélas, de bien des réfugiés quand ils débarquent dans un pays étranger.
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Isam, qui avait une chocolaterie réputée à Damas, se dit alors qu’il n’a qu’à faire ce qu’il a toujours su faire : du chocolat. Le Syrien ressort ses casseroles dans la cuisine de la maison où habite la famille et se remet au travail. Au début, la famille offre ses chocolats aux habitants d’Antigonish. Puis, le bouche à oreille aidant, les chocolats sont vendus sur les marchés régionaux. Ainsi est née la chocolaterie « Peace by Chocolate », qui porte ce nom, explique Tareq, parce qu’il était important que le mot paix soit présent dans le nom de l’entreprise.
Rapidement, Isam est débordé et la petite cuisine de la résidence familiale ne suffit plus à la tâche. Qu’à cela ne tienne, la communauté d’Antigonish se mobilise et offre à la famille une petite cabane en bois dans laquelle Isam installe ses chaudrons et où les habitants viennent acheter les petits délices. Cette cabane va rester en activité pour vendre les chocolats jusqu’en décembre dernier, quand la famille va inaugurer un beau magasin dans la rue principale d’Antigonish. Mais elle est rapidement trop petite pour la production, qui déménage donc dans une usine, à une dizaine de kilomètres d’Antigonish, en septembre 2017. C’est un gros joueur dans le marché de l’alimentation qui injecte un important investissement dans cette usine, ce qui donne le coup de pouce qui fait décoller l’entreprise.
L’usine en question a depuis été agrandie quatre fois. Peace By Chocolate produit maintenant quelque 250 sortes de chocolats, tablettes, barres, boites, qui sont vendus dans ses magasins d’Antigonish et d’Halifax, ainsi que dans un millier de commerces un peu partout au Canada. La PME a une croissance de 20% par an et elle emploie à temps plein une cinquantaine de personnes, jusqu’à 75 en période de pointe. Et, fait important qui est dans son ADN, beaucoup des employés sont des réfugiés, syriens, afghans, irakiens et récemment ukrainiens.
Tareq a dû abandonner son rêve de devenir médecin, mais l’a troqué contre une cause qui lui tient depuis à cœur : celle des réfugiés et des immigrants. En plus de diriger l’entreprise familiale, le jeune homme va donner des conférences d’un bout à l’autre du Canada pour vanter les avantages de l’immigration dans ce beau grand pays, l’apport des immigrants à l’économie canadienne, leurs valeurs ajoutées. « C’est une cause importante pour moi, explique Tareq, je suis toujours sur la route pour expliquer que les immigrants n’arrivent pas au Canada les mains vides, on arrive avec nos talents, nos compétences. Notre histoire est en une parmi tant d’autres, on n’est pas arrivé ici sans rien, même si on n’avait pas d’argent parce qu’on a tout perdu à cause de la guerre, mais on avait différentes compétences et la seule chose dont a eu besoin, c’est d’un coup de pouce pour nous lancer. Je pense que beaucoup de gens doivent comprendre que les immigrants sont des êtres humains, et que souvent, on immigre parce qu’on n’a pas le choix ». Tareq s’inquiète de la montée du populisme dans le monde et du fait que plus souvent qu’autrement, les immigrants sont des cibles faciles.
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Tareq et sa famille n’ont pas assez de mot pour remercier la communauté d’Antigonish pour leur accueil et leur soutien sans faille depuis leur arrivée : « Nous avons eu tellement d’aide de la part de la communauté, c’est grâce à ça que nous avons eu du succès dès le départ, parce que les gens ont compris qu’en nous aidant, en achetant nos chocolats, c’était un investissement pour l’avenir de la ville et ses habitants » estime Tareq. L’entrepreneur croit d’ailleurs que l’entreprise n’aurait jamais pu avoir un tel succès dans des métropoles comme Montréal ou Toronto et il s’étonne encore de la rapidité de ce succès : « En Syrie, ça a pris dix ans à mon père pour faire enregistrer sa compagnie, ici ça a pris deux semaines ! Mais rien n’aurait été possible sans l’aide de nos amis qui sont devenus notre famille ». Quelque 200 Syriens vivent à Antigonish…
La chocolaterie donne aussi 5% de ses profits à des organismes humanitaires comme la Croix rouge canadienne ou œuvrant dans différents domaines comme la santé mentale ou l'accueil des réfugiés. La famille Hadhad s’est aussi mobilisée sur les réseaux sociaux pour venir en aide aux Syriens victimes de ce séisme meurtrier. Ce sont des valeurs de partage qui sont chères au cœur de Tareq et de sa famille ainsi que les messages de paix que la compagnie affiche partout. Le mot PAIX se décline par exemple en 25 langues sur des tablettes, en japonais, arabe, ukrainien – une tablette conçue symboliquement par un Russe et un Ukrainien, et même en langue autochtone micmac. « C’est l’une des premières tablettes que nous avons vendues parce que, comme nouveaux arrivants, nous voulions créer des ponts avec les Premières nations de la région. Je crois en la réconciliation, la réconciliation c’est un message de paix et de justice » souligne Tareq.
Le jeune Syrien le répète : Peace by Chocolate n’est pas qu’une chocolaterie, c’est aussi une entreprise pour la paix, pas juste au Canada mais partout dans le monde : « Le secret de notre succès, c’est que Peace by Chocolate, c’est une cause, une cause qui réunit les gens autour de la promotion de la paix et j’espère que ma famille et moi, on n’est pas connu uniquement pour notre chocolat mais aussi pour ce message de paix que nous délivrons ».
La famille Hadhad et la belle histoire de Peace by Chocolate sont effectivement connus maintenant en dehors des frontières de la Nouvelle-Écosse. En septembre 2016, Justin Trudeau cite l’entreprise en exemple lors d’un discours à la tribune de l’ONU. De quoi remplir de fierté Tareq et son papa, qui ont depuis rencontré le premier ministre canadien, rencontre immortalisée dans une photo exposée fièrement dans le magasin d’Antigonish. Une autre photo nous montre le premier ministre canadien offrir une boite de chocolats de la compagnie à l’ancienne présidente de la Chambre des Représentants Nancy Pelosi. Des chocolats de la compagnie ont aussi flotté dans la station spatiale internationale. L’histoire de la famille Hadhad est racontée dans un livre, qui a remporté un beau succès populaire, et dans un film, « Peace by Chocolate » sorti sur les écrans en 2021.
« Avoir du succès, ce n’est pas suffisant, nous devons être significatif, unique et nous démarquer » estime Tareq. La compagnie se fixe maintenant l’objectif de faire partie des cinq plus grosses chocolateries du Canada sans jamais mettre de côté son engagement social et les valeurs qui lui sont chères, et que Tareq énumère : la passion, l’enthousiasme, l’engagement envers la paix, la contribution envers la société et l’excellence. Et quand on lui demande si un jour, peut-être, il troquerait son habit d’entrepreneur contre un costard de politicien, le jeune Syrien ne peut s’empêcher de sourire : « peut-être, répond-il, si un jour ce sera la meilleure place pour moi d'être là... ». Nul doute qu’il a déjà été courtisé par des partis politiques. Par contre, hors de question pour Isam, le patriarche chocolatier, d’aller ailleurs que là où il est le plus heureux : à l’usine dès 7h le matin pour surveiller la production de ses chocolats ou alors à la pêche avec Frank, le Canadien d’Antigonish qui a parrainé la famille et qu’il considère maintenant comme son frère. « J’aime Antigonish, nous dit Isam, c’est tranquille ici, et je suis très fier de tout ce que nous avons accompli ».
Voir aussi :Ghana : de la production de cacao à l'aventure du chocolat
Littérature : "Cocoaïans naissance d'une nation chocolat", le nouveau livre de Gauz