"Comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand on a ressenti du désir pour cet adulte qui s'est empressé d'en profiter ?" Ces questions sont au cœur du premier livre de Vanessa Spingora. Dans
« Le Consentement » (aux Éditions Grasset), dont la sortie est prévue le 2 janvier, la nouvelle directrice des Éditions Julliard sort du silence. Elle raconte comment elle a été abusée sexuellement à 14 ans par l’écrivain Gabriel Matzneff.
Vanessa Spingora écrit notamment avoir été
"happée par le charisme de cet homme de cinquante ans ["G.M"] aux faux airs de bonze". L'écrivaine ajoute :
"à 14 ans, on est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n'est pas supposée vivre à l'hôtel avec lui, ni de se retrouver dans son lit".
Derrière ces deux initiales "G.M", beaucoup reconnaîtront Gabriel Matzneff, écrivain à succès et dandy parisien charismatique. L'auteur au verbe provocateur n’a d'ailleurs jamais caché son attirance pour
« les moins de seize ans ». Un penchant auquel il a consacré un essai en 1974.
C’est justement pour parler de cet ouvrage,
« Les Moins de seize ans » que Gabriel Matzneff est invité en 1975, par Bernard Pivot sur Antenne 2. Alors âgé de 39 ans, il parle sans tabou de ce dont il est aujourd’hui incriminé.
« Je pense que les adolescents, les jeunes enfants, disons entre 10 et 16 ans, sont peut-être à l’âge où les pulsions d’affectivité, les pulsions sexuelles également, sont les plus fortes parce que les plus neuves. Et je crois que rien ne peut arriver de plus beau et de plus fécond à un adolescent ou une adolescente que de vivre un amour. Soit avec quelqu’un de son âge (…), mais aussi peut-être avec un adulte qui l’aide à se découvrir soi-même, à découvrir la beauté du monde créé, la beauté des choses», des propos que rappellent nos confrères du
Monde.L'ancien animateur de l'émission, Bernard Pivot, accusé de complaisance a réagi sur Twitter ce 27 décembre.
"Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale ; aujourd'hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c'est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d'un pays et, surtout, d'une époque", se défend t-il
.A l’époque pourtant, aucune réaction. Gabriel Matzneff continue son ascension dans le monde littéraire.
Entre libération sexuelle et « consentement »
A l’aube des années 70, artistes et intellectuels
« d’avant-garde » militent pour la libération sexuelle. Une libération qui passe notamment par la volonté d’abroger la majorité sexuelle fixée à 15 ans et la défense de la cause pédophile. Un combat que mène Gabriel Matzneff.
En 1977, il prend d’ailleurs la défense de trois hommes accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineurs. Il publie une lettre ouverte dans
Le Monde qui sera notamment signée par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Aragon, Jack Lang et tant d’autres.
Quelques années plus tard, le tableau aurait pu s’obscurcir pour Gabriel Matzneff. Soupçonné de pédophilie dans l’affaire du Coral en 1982, (une affaire d’abus sexuels sur mineurs dans un centre éducatif ndrl), il perd sa place privilégiée de chroniqueur au
Monde.Gabriel Matzneff est finalement innocenté et son œuvre continue d’être saluée par le public et la critique. Son roman
Ivre du vin perdu, sorti un an plus tôt, se vendra à 20 000 exemplaires.
Un monde "qui ne tourne pas rond"
En 1990, cette sombre histoire semble avoir disparu des esprits. Gabriel Matzneff sort un nouveau roman,
Mes amours décomposées et se voit de nouveau invité à
« Apostrophes » sur Antenne 2.
Loin de s’inquiéter pour sa réputation, l’auteur présente un roman autobiographique dans lequel il relate ses aventures avec des enfants, garçons et filles philippin.e.s âgé.e.s de 11 à 15 ans et protistué.e.s à Manille.
Le plateau reste une fois de plus muet, à l’exception de Denise Bombardier. La journaliste et écrivaine québécoise s’insurge et qualifie l’auteur de « pitoyable ». Elle ajoute ensuite, « on sait que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons. M.Matzneff, lui, les attire avec sa réputation ».
Cette prise de parole aurait pu marquer un tournant. Mais Denise Bombardier est lynchée par la sphère intellectuelle. Un souvenir toujours douloureux pour l’écrivaine de 78 ans qui n’a pas fait le poids face au charisme de Matzneff.
En 2013, il remporte le prix Renaudot essai, pour son ouvrage « Séraphin, c’est la fin ! », un prix critiqué mais qu’il conservera malgré tout avant de tomber dans l’oubli.
Aujourd’hui pourtant, à l’heure du mouvement #MeToo et de la lutte contre les violences sexuelles, le passé de l’auteur dérange et choque. Un passé qui ressurgit à travers les 200 pages du livre de Vanessa Springora. En libérant sa parole, elle met peut-être en lumière un monde qui, comme elle le dit, « ne tourne pas rond ».
Dans sa loi contre les violences sexuelles d'août 2018, le gouvernement a renoncé à instaurer un âge minimal de consentement à un acte sexuel, promis à 15 ans, décevant très fortement les associations. Dans deux affaires ces dernières années, des fillettes de 11 ans avaient été considérées comme consentantes par la justice, provoquant un vif émoi.
Gabriel Matzneff, 83 ans, toujours chroniqueur pour le site du Point a fait part de sa "tristesse" au sujet d'un "ouvrage hostile, méchant, dénigrant, destiné à (lui) nuire".