Fil d'Ariane
Dans la nuit du 13 au 14 février dernier, le joueur de football se connecte sur Périscope avec l’un de ses amis et se prête au jeu du question-réponse avec des internautes. Rapidement, l’échange dérape et Serge Aurier tient des propos désobligeants à l’encontre de ses coéquipiers et de son entraîneur Laurent Blanc. L’enregistrement du Périscope est ensuite posté sur Youtube par un internaute et la vidéo polémique fait le tour des médias. En réaction, le joueur commence par nier les faits avant de reconnaître son « erreur » et de s’excuser auprès de son équipe. Trop tard, le mal est fait. Il sera suspendu pour plusieurs match par le PSG.
Serge Aurier n’est pas le seul à avoir sous-estimé les conséquences de ces diffusions en direct sur Périscope. En effet, le 24 février dernier, un détenu de la prison de Béziers a été condamné à six mois de prison supplémentaires pour s’être mis en scène dans sa cellule, un joint à la main. Sur la vidéo, celui qui se fait appeler « Luciano » se vante de pouvoir obtenir ce qu’il souhaite en prison, comme de l’alcool, et qualifie sa détention de « petit club Med ». Un mois avant, un autre détenu de la prison d’Aix-Luynes dans les Bouches-du-Rhône s’était également filmé, chicha à la main, via Périscope et avait discuté avec des utilisateurs durant de longues minutes.
Le même mois, quatre jeunes hommes, originaires de Limoges, avaient filmé via Périscope leur cambriolage dans un gymnase. C’est un internaute connecté sur l’application qui a alerté les autorités. Mais à leur arrivée, les cambrioleurs étaient déjà partis. C’est grâce aux informations du donneur d’alerte que les policiers ont fini par retrouver les cambrioleurs quelques heures plus tard.
- Périscope est une application appartenant à Twitter qui existe depuis un peu plus d’un an et qui a pour slogan : « Découvrir le monde à travers les yeux des autres ». Elle permet de diffuser de la vidéo en direct dans le monde entier à condition de posséder un smartphone et une connexion internet.
- Une fois la vidéo terminée, elle est conservée sur Périscope durant 24h avant de disparaître, ce qui permet aux internautes de la (re)voir. Théoriquement, seul l’émetteur de la vidéo peut conserver une copie de sa diffusion sur son téléphone. Mais certains utilisateurs font des captures d’écran ou enregistrent les vidéos via un logiciel spécial.
Pour Dominique Boullier, professeur de sociologie et directeur du Social Media Lab de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, le caractère éphémère du contenu de l’application incite les gens à « se lâcher car cela disparait ». « Mais maintenant ils comprennent que cela ne disparaissait pas tout à fait, car on peut faire des copies d’écran », ajoute-t-il. Dominique Boullier parle également « d’expressivisme » pour expliquer l’aisance de certaines personnes à s’exprimer face caméra. « Quand on s’exprime dans un environnement où on a l’impression d’être dans un réseau fermé, on se lâche. Mais ces gens là n’ont pas vraiment l’impression de se lâcher parce qu’il y a une illusion de lieu fermé, d’être entre soi, alors que ce n’est pas le cas. ».
Le sociologue Michel Dandrieux a lui souligné sur le site de L’Express, un « retour de l'oralité dans la conversation numérique. Sans contrôle, sans confrontation, sans la solennité qu'imposerait une caméra, on a l'impression qu'on peut tout dire, au risque de déraper », explique-t-il.
Mais peut-on contrôler et modérer le contenu et les commentaires qui circulent sur Périscope ? Sur le site de l’application, la politique en matière de contenu précise : « Utiliser Periscope, c'est être dans l'instant, en connexion avec une personne et un lieu. Cette immédiateté encourage une participation directe et non filtrée à une histoire qui est en train de se dérouler ».
Le président François Hollande en a d’ailleurs fait les frais, mardi 1er mars, lors de sa rencontre avec les salariés de Showroom privé, une entreprise spécialisée dans la vente en ligne de vêtements. L’équipe de communication de L’Elysée avait décidé de retransmettre la rencontre via l’application Périscope. Aussitôt, les internautes ont pris d’assaut la diffusion en direct en déversant un flot de commentaires désobligeants et d’insultes envers le président. Les community managers de L’Elysées ont tenté tant bien que mal de bloquer les utilisateurs irrespectueux au fur et à mesure mais trop tard, les commentaires étaient déjà publiés et vus par tout le monde. Dépassés par la situation, les modérateurs ont finalement décidés d’interrompre totalement le direct. Mais visiblement, le service de communication de l’Elysée refuse de parler d’erreur et assume l’initiative.
Pas de piège ici, c'est juste le principe assumé d'une modération à posteriori, comme sur Facebook... Choquant ! ;) https://t.co/rEWxRxeO3w
— Communication Élysée (@Elysee_Com) 1 Mars 2016
« Le contrôle est très compliqué dans la mesure où c’est du direct, explique Tristan Mendès-France, chargé de cours au Celsa et spécialiste de la culture numérique. Sur Youtube ou Facebook, il y a des contrôles, les images choquantes peuvent être identifiées et bloquées à la fois par des robots et des humains car elles restent sur le site. Là, nous sommes dans un autre univers, bloquer un direct c’est beaucoup plus compliqué, il faudrait que quelqu’un soit présent derrière chaque diffusion ».
L’absence de filtre de contenu pose de véritables problèmes dans le domaine des droits d’auteurs. Aux Etats-unis, la chanteuse Taylor Swift tente de traquer les fans qui diffusent ses concerts en direct sur l’application.
Les chaînes payantes aussi se plaignent des dégâts provoqués par Périscope. Mercredi 9 mars, par exemple, il suffisait de se connecter sur l'application de live stream pour suivre le match Chelsea-PSG diffusé, au même moment, sur la chaîne payante Bein Sport.
En mai dernier, lors du « combat du siècle » qui opposait les deux célèbres boxeurs Floyd Mayweather et Manny Pacquiao, de nombreux spectateurs ayant payés les 100 dollars demandés par les chaînes HBO et Showtime pour visionner le match ont également décidé de partager le combat avec d’autres spectateurs…de Périscope !
Sur le site Mashable, une internaute raconte : « Comme des millions d’autres personnes à travers le monde, j’ai regardé le match Pacquiao-Mayweather dans un salon, entourée par d’autres fans de boxe. Sauf que le salon n’était pas le mien et que les autres spectateurs étaient virtuels. C’est vrai, comme beaucoup d’autres, j’ai regardé la victoire de Mayweather sur Périscope ».
Selon Tristan Mendès-France, le fait qu’il n’existe pas encore de contrôle sur Périscope va engendrer des dérives potentielles « énormes ». « J’imagine que tout pervers sexuel trouvera dans cette plateforme de quoi assouvir ses problèmes psychologiques », souligne-t-il. Il craint également de voir de dangereux criminels ou terroristes s’emparer de l’application : « J’attends que les terroristes l’utilisent pour laisser une "marque" sur internet, confie-t-il. Et inversement, cela peut aussi inquiéter la police et les autorités publiques. Durant le 13 novembre, à la fin des attentats, j’ai regardé des périscopes que j’ai moi-même relayés. Mais après, je me suis posé la question de savoir si c’était sérieux de les relayer dans la mesure où cette information aurait pu être exploitée, au même titre que ce qui était écrit sur les réseaux sociaux, par les terroristes ».
Jusqu’où ira-t-on avec Périscope ? Si certains observateurs craignent que son utilisation soit détournée, d’autres assurent que des limites vont finir par être fixées, soit par les internautes eux-mêmes, soit par les dirigeants de l'application. « Nous sommes dans la phase d’expérimentation (du réseau social, ndlr), il est normal que ça aille trop loin parfois, mais ensuite, ça se régule, c’est ce que l’on appelle des conventions », assure Dominique Boullier. En attendant cette régulation, Périscope continue de profiter de son succès, notamment auprès des plus jeunes. Jeudi 10 mars, elle figurait en deuxième position des applications les plus téléchargées sur l'Apple Store et en sixième position sur Google Play.