Fil d'Ariane
Ce 7 décembre, Castillo devait affronter sa troisième motion de destitution au Parlement. Les deux précédentes, déposées en décembre 2021 puis en mars 2022 pour "incapacité morale" n’avaient pas abouti. Que lui reprochait le Parlement dominé par l’opposition de droite ? Officiellement un chaos permanent.
Issu du parti Pérou Libre se revendiquant du socialisme et du marxisme, Castillo a beaucoup promis durant la campagne présidentielle : un million d'emplois en un an, des investissements publics pour réactiver l'économie, une nouvelle constitution, le renforcement des secteurs de la santé, de l'éducation et de l'agriculture pour améliorer le sort des Péruviens les plus démunis...
Mais son ignorance de la politique, les luttes internes du nouveau parti au pouvoir, les attaques incessantes de l'opposition et de permanentes dissensions au sein des ses différents gouvernements ont réduit à zéro ses réalisations. Son ministre des Affaires étrangères, un ex-guérillero, démissionne seulement 19 jours après sa nomination. Son premier Premier ministre, un ingénieur sans expérience politique, ne tiendra qu'un peu plus de deux mois.
Au bout de six mois de présidence, Pedro Castillo a déjà nommé quatre Premier ministres et son impopularité atteint un niveau record.
Outre le chaos institutionnel, la justice ouvre plusieurs enquêtes pour des soupçons de corruption ou de trafic d'influence impliquant directement le président Castillo ou son entourage.
Des perquisitions sont effectuées au secrétariat général de la présidence et même dans la résidence familiale des Castillo. La justice a même déposé un recours constitutionnel l'accusant du délit d'organisation criminelle de corruption. C'est la première fois qu'un président en exercice au Pérou est visé par un tel recours.
Au total, il fait l'objet de six enquêtes distinctes mais bénéficiait, jusqu'à sa destitution, de l'immunité présidentielle.
C’est dans ce contexte que les députés se réunissent ce mercredi pour discuter de la troisième motion. Sentant vraisemblablement le vent tourner, le président tente une ultime pirouette. Il annonce la dissolution du Parlement. Dans la foulée, il annonce aussi la mise en place d’un « gouvernement d’urgence exceptionnel » et dit vouloir "convoquer dans les plus brefs délais un nouveau Congrès doté de pouvoirs constituants". Peine perdue.
La classe politique dénonce massivement la manoeuvre et, surtout, le Parlement ignore sa dissolution. La destitution pour "incapacité morale" est retransmise en direct à la télévision. Elle est votée par 101 parlementaires sur 130, dont 80 dans l’opposition. Castillo aurait ensuite voulu se réfugier à l’ambassade du Mexique pour y demander l’asile. Il sera arrêté avant.
Instituteur rural avant de devenir président du Pérou, Pedro Castillo n'aura donc passé que 17 mois au pouvoir avant d'être destitué.
Novice en politique, élu sous les couleurs de la gauche radicale, il conquiert la tête de l'Etat le 19 juillet 2021 à l'issue d'un scrutin très serré face à son adversaire de la droite populiste, Keiko Fujimori, fille de l'ancien président Alberto Fujimori.
Castillo devient alors le premier président péruvien sans aucun lien avec les élites politiques, économiques et culturelles du pays. "C'est la première fois que ce pays va être gouverné par un paysan", reconnait-il d'ailleurs lors de son discours d'investiture.
Pedro Castillo est né le 19 octobre 1969 dans un village de la région de Cajamarca (nord), où il travaillait aux champs avec ses parents avant de devenir enseignant pendant 24 ans dans une école de campagne.
Pour souligner ses racines provinciales, il a longtemps porté en toutes circonstances le chapeau blanc traditionnel du nord du pays.
Ce père de trois enfants est catholique et sa femme est évangélique. Dans la cour d'entrée de leur maison dans le hameau de Chugur, trône une icône de Jésus-Christ avec la citation en anglais: "Dieu est mon berger". Pedro Castillo a l'habitude de citer des passages de la Bible pour justifier son rejet de l'avortement, du mariage homosexuel et de l'euthanasie. A côté de sa maison en briques à deux étages, il possède une ferme d'un hectare où il cultive du maïs, des patates douces et des légumes. Il élève des poulets et des vaches.
Il se fait connaître en 2017 en prenant la tête d'une grève nationale des enseignants qui durera plus de deux mois pour réclamer de meilleurs salaires.
Lors de sa campagne, il promet qu'en cas de victoire, il renoncera à son salaire présidentiel et continuera à vivre avec son salaire de l'Education nationale. Il s’engage d’ailleurs, à l'issue de son mandat (prévu en 2026) de retrouver son "métier de toujours, celui d'enseignant". Les événements en auront décidé autrement.
Alors que Castillo était arrêté, sans attendre, Dina Boluarte était propulsée à la présidence du Pérou. Elle est la première femme à occuper la fonction.
Avocate de 60 ans, ancienne ministre du Développement et de l'Inclusion sociale et également vice-présidente, elle était l'une des figures les plus en vue du gouvernement.
En tout cas jusqu'à son exclusion de l'équipe gouvernementale, il y a deux semaines.
Il y a encore deux jours, Dina Boluarte risquait pourtant d'être empêchée d'exercer cette charge suprême et toute responsabilité publique pendant dix ans, jusqu'à ce qu'une commission du Congrès rejette une plainte contre elle pour une infraction constitutionnelle présumée.
Elle avait en effet été épinglée par le Contrôleur général de la République pour avoir occupé un poste dans le privé en même temps que sa charge de fonctionnaire, ce qui est interdit par la loi péruvienne.
Selon cette autorité qui veille à la bonne application des politiques publiques et au bon usage des biens de l'Etat, la nouvelle présidente a signé des documents en tant que présidente du Club départemental Apurimac alors qu'elle faisait partie du gouvernement. Ce club accueille des membres qui, comme elle, résident à Lima et sont originaires d'Apurimac, une région du Sud-Est du pays où elle est née le 31 mai 1962.
Dina Boluarte a reconnu les faits, mais a soutenu qu'elle avait apposé cette signature uniquement pour des "raisons bureaucratiques" alors que la nouvelle présidente du club n'avait pas encore pris ses fonctions.
L’épisode de ce mercredi 7 décembre n’est pas le premier du genre. Le Pérou est coutumier des poussées de fièvre politiques sur fond d’argent sale.
Le 21 novembre 2000, après un scandale de corruption, le Parlement destitue pour "incapacité morale permanente" Alberto Fujimori, président depuis 1990, qui a présenté la veille sa démission depuis le Japon où il a fui. En 2009, il sera condamné à 25 ans de prison.
En 2003, le président centriste Alejandro Toledo décrète l'Etat d'urgence face à une vague de mécontentement social. Une partie de l'opposition et de la presse demande son départ "pour incompétence". Le gouvernement démissionne en bloc.
En 2008, le président social-démocrate Alan Garcia accepte la démission du gouvernement après la découverte d'une affaire présumée de corruption en faveur de la compagnie pétrolière norvégienne Discover Petroleum. Alan Garcia se suicidera en 2019 après sa mise en cause dans une autre affaire de corruption, le scandale Odebrecht. Cette affaire coûtera son poste à un autre président, Pablo Kuczynski, démissionnaire en 2018. L’affaire envoie également derrière les barreaux Ollanta Humala, le premier président de gauche du Pérou élu en 2011.
En 2021, Castillo est élu face à la cheffe de l'opposition Keiko Fujimori, fille d'Alberto. Elle est elle-même cible d'une enquête dans l'affaire Odebrecht et effectue 16 mois de détention préventive. En mars 2022, trente années de réclusion ont été requises contre elle.
"Elle a un profil de femme combattante", estime à l’Agence France-Presse une parlementaire de gauche.
En juillet dernier, Mme Boluarte avait dit être disposée à assumer la charge présidentielle jusqu'à la fin du mandat prévu, soit 2026, si Pedro Castillo, déjà dans le collimateur du fisc et en difficulté au Congrès, devait être démis de ses fonctions.En décembre 2021, quand M. Castillo était visé pour la première fois par une procédure de destitution du Parlement, Dina Boluarte avait pourtant dit qu'elle renoncerait au poste de présidente si cette destitution se produisait.
Ce jeudi, au lendemain de son investiture, Dina Boluarte a dit "assumer (le pouvoir) conformément à la Constitution du Pérou, à partir de ce moment" et jusqu'en "juillet 2026", lorsque devait prendre fin le mandat de Pedro Castillo.