Pétrole : l'alliance des Etats-Unis avec l'Arabie saoudite est-elle remise en question ?

Les Etats-Unis reprochent aux Saoudiens de fournir de l'aide à la Russie en décidant avec l'Opep+ de réduire la production et de ce fait soutenir les prix du brut. Riyad se défend de toute connivence politique avec Moscou et parle de décision  "purement économique". Des experts s'interrogent sur les conséquences concrètes que pourraient avoir ces tensions entre les deux pays au vu de leurs intérêts.
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Les médias rassemblés à l'entrée du bâtiment de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, OPEP, à Vienne, en Autriche, le 5 octobre 2022. 
(AP Photo/Philipp-Moritz Jenne, Fichier)
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Le 5 octobre, l'Opep+ -les 13 membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) menés par l'Arabie saoudite et leurs 10 partenaires conduits par la Russie- a décidé de sabrer ses quotas de production, afin de soutenir les prix du brut qui étaient en train de baisser.

Une augmentation des cours aiderait aussi à garnir les caisses de la Russie, qui compte sur ses ventes d'hydrocarbures pour financer sa guerre en Ukraine, pays qu'elle a envahi en février.  

Pétrole : les monarchies du Golfe en faveur de la Russie

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Washington veut "réévaluer" ses relations avec Riyad

"A courte vue", "décevante", "manipulation": les responsables américains ont crié au loup dans des termes rarement aussi peu diplomatiques accusant Riyad d'avoir pesé de tout son poids au sein de l'Opep+ en faveur d'une réduction des quotas de production de pétrole en pleine crise de l'énergie.

Les Etats-Unis ont averti qu'il y aurait des "conséquences" à la décision de l'Opep+ et a reproché aux Saoudiens de fournir ainsi à la Russie un "soutien économique" mais aussi "moral et militaire".

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La colère du Goliath américain vis-à-vis de son allié saoudien est à la mesure du camouflet infligé à Joe Biden.

Le président Biden "n'a aucune intention de rencontrer le prince héritier" Mohammed ben Salmane lors du sommet du G20 prévu le mois prochain en Indonésie, a par exemple déclaré dimanche le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan. Selon lui, Joe Biden veut "réévaluer" les relations avec les Saoudiens "parce qu'ils ont pris le parti de la Russie contre les intérêts du peuple américain".

Du côté du Congrès américain, des parlementaires démocrates ont aussitôt réclamé un gel des ventes massives d'armement à l'Arabie saoudite, parmi les plus importants bénéficiaires de l'aide militaire américaine dans le monde.

L'opposition républicaine, prompte à dénoncer le "fiasco" de l'administration Biden, se montre plus circonspecte mais certaines voix se disent prêtes aussi à de possibles mesures contre l'Opep+ en tout cas.

L'Arabie saoudite face aux critiques américaines

"Nous sommes stupéfaits par les accusations selon lesquelles le royaume se tient aux côtés de la Russie dans sa guerre contre l'Ukraine", a écrit dimanche 16 octobre au soir sur Twitter le ministre saoudien de la Défense, Khaled ben Salmane. 

Selon lui, la décision de l'Opep+ "a été prise à l'unanimité" et pour des "raisons purement économiques"

"L'Iran est également membre de l'Opep, cela signifie-t-il que le royaume se range également du côté de l'Iran ?", a-t-il ironisé. Téhéran et Riyad sont les deux grands rivaux du Moyen-Orient.

Le roi Salmane lui-même a défendu la "stratégie énergétique" de son pays et son "rôle central" au sein de l'Opep+, lors d'une allocution dimanche soir, diffusée par les médias officiels.

Il a souligné qu'il s'agissait de "soutenir la stabilité et l'équilibre des marchés mondiaux".
 
Riyad avait déjà rejeté la semaine dernière les accusations américaines.

Partenaires des Etats-Unis et proches alliés de l'Arabie saoudite dans le Golfe, Bahreïn et les Emirats arabes unis ont également défendu la décision de l'Opep+.

Par ailleurs, sur la guerre en Ukraine, l'Arabie saoudite a annoncé samedi 15 octobre une aide humanitaire de 400 millions de dollars pour Kiev, et son prince héritier Mohammed ben Salmane a parlé au téléphone au président ukrainien Volodymyr Zelensky, a indiqué l'agence de presse officielle SPA.

Le prince a souligné "la position du royaume de soutenir tout ce qui contribuera à la désescalade, et la volonté du royaume de poursuivre les efforts de médiation", a précisé SPA.

En septembre, Ryad avait joué un rôle inattendu de médiateur, aboutissant à un échange de prisonniers entre Moscou et Kiev.

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Intérêts vitaux

Mais, au-delà de leur furie, des responsables américains admettent, en privé, que les Etats-Unis ne feront rien qui ira à l'encontre de leurs "intérêts sécuritaires dans la région"

En clair, les enjeux au Moyen-Orient -- et en particulier ceux en lien avec l'Iran -- sont tels qu'aucun désengagement américain n'est en vue.

D'autant que plus de 70.000 Américains résident dans le royaume.

A court terme, le président Joe Biden a en outre les mains liées par les élections législatives du 8 novembre décisives pour la suite de son mandat.

"Ce qui est pratique lorsque vous dites que vous allez +réévaluer+ votre politique, c'est que cela permet de faire quelque chose sans devoir agir dans l'instant", a dit à l'AFP Russell Lucas, expert du Moyen-Orient à l'université de l'Etat du Michigan.

"Lorsque le Congrès sera de retour en session en novembre, des mesures pourraient être mises en oeuvre", ajoute-t-il cependant, citant en particulier une réduction des réapprovisionnements en armes ou munitions, de manière "à gêner les Saoudiens qui auront du mal à se fournir ailleurs".

"Le président n'agira donc pas dans la précipitation", a souligné dimanche Jake Sullivan. Parmi les options envisagées figurent selon lui "des changements dans notre approche envers l'aide militaire à l'Arabie saoudite".

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Un camouflet pour le président Biden

En attendant, de nombreux détracteurs du président américain se sont empressés de dénoncer sa visite au royaume en juillet dernier, alors même que selon des médias il était lui-même réticent à s'y rendre.

Le président américain s'était déplacé en Arabie saoudite pour rencontrer le prince héritier, après avoir pourtant juré, pendant sa campagne, de faire du royaume un "paria" à la suite du meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.

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Placée sur la défensive, la diplomatie américaine s'est évertuée à justifier le voyage, refusant toute notion "d'erreur" selon le porte-parole du département d'Etat, Ned Price, faisant valoir que la visite avait pour objet "une multiplicité d'intérêts communs" et pas seulement la question du pétrole.

S'exprimant jeudi dernier, le secrétaire d'Etat Antony Blinken a souligné que le président américain s'efforçait de "recalibrer" la relation avec Riyad "depuis maintenant deux ans" citant l'accent mis sur les droits de l'homme ou encore les distances prises par Washington avec les Saoudiens au sujet du conflit au Yémen.

"Ce processus va continuer avec un seul objectif en tête: cette relation entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite doit avancer nos intérêts avec plus d'efficacité", a-t-il ajouté.

Mariage de convenance américano-saoudien

Le partenariat entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite -- approximativement, pétrole contre sécurité -- scellé après la fin de la Seconde Guerre mondiale, n'a jamais été une alliance de coeur mais plutôt de convenance.

"Les Etats-Unis ont toujours besoin des Saoudiens aussi détestable que cela puisse paraître", souligne à l'AFP Steven Cook, du Council on Foreign Relations, prônant un "rapprochement réaliste" avec Riyad.

"En attendant, les Etats-Unis se doivent d'avoir une vraie politique énergétique. Si nous en avions eu une au cours des 40 dernières années, nous n'en serions pas là", ajoute l'expert.

Tant que les Etats-Unis n'auront pas la capacité de peser véritablement sur les prix du pétrole et dépendront des Saoudiens pour le faire, cette réévaluation pourrait ne pas déboucher sur grand chose, juge de son côté Annelle Sheline du Quincy Institute.

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