Fil d'Ariane
Ce samedi matin, des milliers de voitures formant un "convoi de la liberté" ont été bloquées par les forces de l'ordre avant leur entrée dans Paris. Le mouvement, né en début de semaine sur les réseaux sociaux, s'inspire des "Freedom convoys" qui bloquent depuis le début du mois de février Ottawa, la capitale du Canada.
S'il existe des similitudes entre les deux mouvements, notamment sur la forme, sur le fond, les deux mobilisations cristallisent des revendications et rassemblent des sympathisants très différents.
Au Canada, les "Freedom convoys" ont été mis en place au départ par des routiers opposés à une nouvelle loi les obligeant à être vaccinés pour franchir la frontière avec les États-Unis. Actuellement, plusieurs centaines de poids lourds bloquent toujours la capitale canadienne. Le gouvernement fédéral a décrété l'état d'urgence le 6 février.
Plusieurs axes routiers majeurs reliant le Canada et les États-Unis sont également bloqués par les manifestants.
Selon des observateurs canadiens, le socle de militants ayant initié les "Freedom convoys" à Ottawa appartiennent à une frange extrémiste de la population. Le réseau Anti-haine canadien a analysé le mouvement : "Si vous regardez ses organisateurs et ses promoteurs, vous trouverez l'islamophobie, l'antisémitisme, le racisme et les incitations à la violence", écrit l'organisme indépendant.
L'un des groupes initiateurs du mouvement, Canada Unity, a été fondé par James Bauder. Ce chrétien évangéliste a soutenu les thèses de la mouvance complotiste QAnon et a qualifié le Covid-19 de "plus grande arnaque politique de l'histoire".
Patrick King, l'un des porte-paroles autodéclarés du "Freedom Convoy", a quant à lui mis en garde contre "le grand remplacement [une théorie du complot d'extrême droite popularisée par l'écrivain français Renaud Camus, NDLR] de la race blanche par des 'Ishmael' et des 'Mahmoud'".
Dans les manifestations à Ottawa, il n'est pas rare d'apercevoir des drapeaux confédérés, l'un des totems des partisans de Donald Trump et des suprémacistes américians, ainsi que des drapeaux nazis.
À l'instar du mouvement canadien, les mouvances complotistes ont elles aussi pris part aux convois français.
"Ils veulent nous pucer","cette pandémie est un prétexte","c'était orchestré","il va y avoir un génocide","ils mentent sur les morts" Dans le #ConvoidelaLiberte qui est parti ce matin de Nice, des gilets jaunes, des anti-pass et une parole ouvertement complotiste. #linstantPoL pic.twitter.com/acxlF8tNaA
— LCI (@LCI) February 9, 2022
L'un des porte-paroles et coorganisateur du mouvement, Rémi "Monde" [un pseudonyme, NDLR], se présente sur sa page Facebook comme un admirateur du professeur Didier Raoult et du documentaire complotiste Hold-Up.
Dans un long entretien avec Julien Pain, un journaliste de Franceinfo spécialisé dans la vérification des faits, Rémi Monde a relayé des intox courantes dans les milieux complotistes, comme celle d'un plan mondial destiné à jeter les bases d'une surveillance de masse.
J'ai eu une longue discussion avec Remi "Monde", l'un des organisateurs du #convoidelaliberté On a parlé des infos, et des intox, qu'il publie sur sa page Facebook. Ici un court extrait, mais l'intégralité (45mn) est ici, sans coupe. /watch?v=zTG9IEhnHxA pic.twitter.com/wKhlKWiq4S
— Julien Pain (@JulienPain) February 11, 2022
"Réduire ce mouvement au complotisme, même si cela existe, reviendrait à passer à côté de l'essentiel", explique Bruno Cautrès, chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) joint par TV5MONDE.
De fait, les "convois de la liberté" français rassemblent un spectre très large de sympathisants. Ces derniers citent parmi leurs principales préoccupations le pouvoir d'achat et la hausse des prix des biens de première nécessité. "On retrouve les deux piliers du malaise français depuis plusieurs années : le sentiment d'un système qui n'est pas assez démocratique mais aussi la méritocratie, le pouvoir d'achat et le blocage de l'ascenseur social", analyse Bruno Cautrès.
Au Canada, le mouvement rassemble également "une minorité assez significative de gens qui veulent avant tout exprimer leur frustration à l'égard de la situation sanitaire et économique, sans avoir d'engagement politique", a exliqué à France 24 Daniel Béland, de l'Institut d'études canadiennes de l'université de McGill.
"Il y a plusieurs points communs entre les 'convois de la liberté' et le mouvement des gilets jaunes", explique à TV5MONDE Frédéric Gonthier, professeur de science politique à Sciences po Grenoble et au laboratoire Pacte. "Le plus évident est celui du milieu de la route. L'univers et la culture automobiles étaient très présents chez les Gilets jaunes. Dans ses modes d'action aussi : avant de se structurer autour des ronds points, le mouvement des Gilets jaunes a débuté sous la forme de blocages routiers, où le Gilet jaune était justement endossé pour être bien vu."
Il y a vraiment une crise de confiance envers un système qui donne le sentiment de ne pas être fair-play
Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof
Ce samedi 12 février, des heurts ont eu lieu entre les manifestants issus des "convois de la liberté" et les forces de l'ordre sur les Champs-Élysées, à Paris. Des événements qui rappellent les différents week-end de mobilisation des "gilets jaunes" entre 2018 et 2020.
"Est-ce que c'est la renaissance du mouvement des gilets jaunes où bien est-ce le prolongement d'une crise larvée qui revient avec le sentiment dans certaines franges de la population que le système social et politique ne répondent pas ?", s'interroge Bruno Cautrès. "Il y a vraiment une crise de confiance envers un système qui donne le sentiment de ne pas être fair-play."
Le mouvement canadien a eu au départ une revendication d'ordre professionnel. En visant la convergence sur Bruxelles, le mouvement français a une dimension d'emblée transnationale
Frédéric Gonthier, professeur à Sciences Po Grenoble
"On aurait tort de réduire le convoi français à une simple revendication anti-passe", affirme Frédéric Gonthier . "Il défend une certaine vision de la liberté comme étant un droit inaliénable, et non un droit qu'un gouvernement peut moduler selon les circonstances, même au motif de la santé publique. C'est une vraie question de valeurs qui bouscule aujourd'hui les clivages politiques traditionnels, et fracture de l'intérieur l'électorat de la droite comme celui de la gauche."
"Le mouvement canadien a eu au départ une revendication d'ordre professionnel : protester contre l'obligation vaccinale faite aux routiers de passer la frontière avec les États-Unis. En visant la convergence sur Bruxelles avec d'autres convois nationaux, le mouvement français a une dimension d'emblée transnationale. La direction de Bruxelles traduit l'idée que pour infléchir la décision politique, il faut agir au niveau supra-national plutôt qu'au niveau national", ajoute-t-il.