Plan de relance : "Une véritable transformation de l'économie européenne et internationale est en cours"

Le plan de relance européen pourrait-il changer le visage économique et social de l'Europe ? Entretien avec l'économiste spécialiste des budgets européens, Amélie Barbier-Gauchard, maître de conférences à la Faculté des sciences économiques et de gestion de l'université de Strasbourg.
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Plan de relance : les applications concrètes
Chaque pays a validé des critères pour utiliser sa subvention européenne. Ici, en  Espagne, une serveuse bénéficie d'un projet pilote de 3 ans  qui utilisera 50 millions d'euros du plan de relance de l'Union européenne pour indemniser les entreprises qui redimensionnent leurs effectifs ou réorganisent les flux de production pour s'adapter à une semaine de travail de 32 heures.
 
(Photo : AP/Manu Fernandez)
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Le plan de relance économique européen exceptionnel pouvant monter jusqu'à 750 milliards d'euros à l'échelle de l'Union n'a rien de comparable avec d'autres plans de sauvetages déclenchés par le passé. Plus de la moitié de cette enveloppe du plan de relance NextGenerationUE est subventionné directement par la Commission et va rentrer dans les caisses de plusieurs Etats européens, dès cet été. Cette subvention de 390 milliards sera remboursée par la Commission en tant que dette commune de l'Union européenne. La plupart des analystes s'accordent pour dire que ces mécanismes uniques pourraient relancer durablement l'économie des États membres, sans les enfermer dans une spirale de dettes.

Lire notre article : Plan de relance : pourquoi l'UE emprunte pour la première fois sur les marchés financiers


Mais qu'en est-il de l'application concrète de ce plan de relance ? Les sociétés européennes pourraient-elle se voir transformées durablement par ces investissements massifs et les créations de nouvelles ressources nécessaires pour le financer ? Entretien avec Amélie Barbier-Gauchard, spécialiste de la politique budgétaire et de la gouvernance des finances publiques dans l’Union européenne.

TV5MONDE : Les 390 milliards de subventions européennes commencent à être répartis entre les premiers Etats membres ayant validé leur plan national. Que pensez-vous des sommes attribuées et comment vont-elles être utilisées ?
 
Amélie Barbier-Gauchard
Amélie Barbier-Gauchard est docteure en Sciences Economiques. Maître de conférences à la Faculté des sciences économiques et de gestion de l'université de Strasbourg.

Amélie Barbier-Gauchard, économiste : L'enveloppe de chaque subvention est attribuée en fonction de critères liés aux caractéristiques du pays. Il n'y a pas que le PIB par habitant qui est pris en compte, mais aussi la population et  surtout le niveau du chômage avant la pandémie, sur la période 2015-2019. C'est pour cela que certains pays ont des enveloppes bien plus importantes que d'autres. C'est une démarche positive et inédite dans le modèle économique européen. Cette relance est à mon sens adaptée au contexte et aux besoins socio-économiques pour le futur. Sachant que si les pays ne respectent pas les critères de leur plan national — validé par la Commission européenne — les versements peuvent être stoppés. C'est donc une garantie importante pour que les investissements se fassent correctement.

Avec le plan France relance, c'est de l'argent qui va aller directement dans les territoires.

Prenons l'exemple des 100 milliards du plan de relance français, appelé "France relance". 40 milliards d'euros sur ces 100 milliards sont financés — de façon prévisionnelle — par le plan de relance européen. La moitié sera investie dans des plans régionaux, donc autour de 20 milliards d'euros. Avec le plan France relance, c'est de l'argent qui va aller directement dans les territoires. En prenant en compte les prêts, ce sont 750 milliards d'euros jusqu'en 2027 qui vont soutenir ces nouvelles dépenses publiques. C'est ce qu'on appelle des dépenses d'avenir qui ne peuvent s'envisager que sur du moyen terme et qui d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre, diffèrent. Pour les plans de relance régionaux en France, ils vont s'étaler entre 2 et 6 ans.

TV5MONDE : Ce plan de relance européen est-il suffisant, comparé à celui des Etats-Unis qui atteint près de 3000 milliards de dollars ?

Amélie Barbier-Gauchard : La comparaison des chiffres est toujours dangereuse, parce qu'en Europe nous sommes sur du pluriannuel, donc étalé dans le temps, avec des économies qui fonctionnent différemment de l'économie américaine. Il suffit de comparer les systèmes sociaux pour s'en rendre compte. Donc c'est très réducteur de s'arrêter au seul montant pour comparer le plan de relance américain et celui de l'Union européenne. Je pense même que si l'on avait plus de 750 milliards d'euros en Europe pour cette relance, nous aurions du mal à les utiliser. En Europe, tout cet argent n'est pas déversé dans l'économie d'un seul coup, parce que cette dernière — en réalité — ne pourrait pas l'absorber correctement et cela pourrait être une mauvaise chose.

Des investissements vont être faits dans la rénovation énergétique des bâtiments, la modernisation des réseaux ferroviaires, le développement de l'hydrogène décarboné ainsi qu'un investissement dans le secteur sanitaire et médico-social (…)

La vraie question c'est à quoi va servir cet argent. En termes d'importance de l'action publique, le système américain n'a rien à voir avec l'européen. Ce qui me préoccupe pour le plan de relance européen n'est pas le montant mais la façon dont ces sommes vont être déversées dans les territoires, comment cela sera étalé dans le temps , comment les projets vont être suivis afin de pouvoir évaluer leur efficacité. En termes de créations d'emplois particulièrement.

TV5MONDE : Justement, concrètement comment vont être utilisés ces montants sur le terrain ?

Amélie Barbier-Gauchard : Le cas de la France est assez illustratif de ce qu'il se passe dans les autres pays. Des projets vont être financés par le plan de relance européen, au niveau de l'Etat. Cela va être des investissements dans la rénovation énergétique des bâtiments, la modernisation des réseaux ferroviaires, le développement de l'hydrogène décarboné ainsi qu'un investissement dans le secteur sanitaire et médico-social, y compris pour l'hôpital et la médecine de ville.

Je pense donc malheureusement que le plan France relance, pour la santé, va surtout aller dans des dépenses d'équipements, d'investissements, mais pas dans la ressource humaine.

Mais ce qui est intéressant, en France comme dans d'autres pays, c'est qu'on laisse les régions jouer un rôle complémentaire à l'action nationale. Pour tout ce qui touche par exemple aux "ressources vertes". Les initiatives pour encourager les projets dans la bio-économie, l'utilisation du bois, la valorisation des déchets dans les bâtiments et travaux publics, le développement de flottes de vélos électriques pour le tourisme ou le fait de multiplier les bornes de recharges en énergie alternative, tous ces types d'actions, ce sont les régions qui sont appelées à les financer.

TV5MONDE : Les manques dans le secteur médio-social ont été révélés par la pandémie dans de nombreux pays européens : quels types de dépenses vont être effectuées dans ce secteur précis, avec le plan de relance ?

Amélie Barbier-Gauchard : Le cœur du problème du système de santé en France c'est l'insuffisance de personnel médical. J'ai travaillé avec France Stratégie au cabinet du premier ministre et nous avons publié un tableau de bord qui met en évidence que nous sommes en dessous de tous les autres pays — en termes de ressources humaines — dans trois domaines importants de l'emploi public, qui sont la sécurité, l'éducation et la santé.

Depuis le 1er janvier 2021 il a été décidé d'une contribution sur les déchets plastiques non recyclés (…) Cette ressource ne pourra pas rembourser l'emprunt, puisqu'elle ne permettra de lever que 7 milliards d'euros par an.

Je pense donc malheureusement que le plan France relance, pour la santé, va surtout aller dans des dépenses d'équipements, d'investissements, mais pas dans la ressource humaine. Donc pas dans le recrutement, ni pour des augmentations de salaires.

TV5MONDE : L’économie européenne pourrait-elle alors se transformer durablement par le biais de ces investissements publics ?

Amélie Barbier-Gauchard : Le plan de remboursement de la Commission s'étale sur 30 ans et débutera en 2028. Il faut donc trouver d'ici à 2028 des ressources financières pour commencer à rembourser. Depuis le 1er janvier 2021 il a été décidé d'une contribution sur les déchets plastiques non recyclés. Tous les pays européens qui utilisent encore ces types de plastiques — La France est championne dans le domaine — contribueront donc à raison de 80 centimes du kilo de plastique non recyclé. Pour la France, cela représente quand même 1 milliard d'euros par an. Mais c'est une ressource financière qui va diminuer et normalement disparaître au fur et à mesure que les Etats arrêteront d'utiliser ce type de déchets plastiques. Donc ce n'est pas cette ressource qui pourra rembourser l'emprunt, puisqu'elle permettra — pour commencer — de ne lever que 7 milliards d'euros par an.

C'est donc une véritable transformation de l'économie européenne et au final internationale, qui est en cours. Sans cette crise grave, qui nécessite des besoins énormes pour relancer l'économie, nous n'aurions jamais vécu ça.

La prochaine échéance c'est 2023. Au premier janvier de cette année-là, il faudra que les Etats membres aient statué sur les deux nouvelles ressources prévues. La première c'est l'ajustement carbone aux frontières, avec une taxe carbone sur les importations extérieures à l'Union européenne. C'est totalement nouveau, cela renforcera la compétitivité des entreprises européennes et c'est censé rapporter entre 5 et 14 milliards d'euros par an. Les chefs d'Etats se mettront sûrement d'accord, puisque cela touche les pays extérieurs à l'Union.

La deuxième ressource qui devrait être mise en place elle aussi en 2023 est beaucoup plus problématique. C'est la taxe sur le numérique, appelée aussi taxe GAFAM. Elle a été lancée en 2019 et enterrée, parce que l'Irlande était contre. Mais désormais les Etats-Unis ne bloquent plus et sont pour cette taxe, sauf que le sujet passe alors à l'international. Donc, c'est une taxe en gestation. Il faut que les pays s'entendent sur le taux à appliquer, même si tous sont d'accord pour qu'elle soit mise en œuvre.

Il y aussi la taxe sur les transactions financières, la taxe sur les multinationales, l'assiette commune sur les impôts des sociétés, qui doivent être discutées à l'horizon 2026. C'est donc une véritable transformation de l'économie européenne et au final internationale, qui est en cours. Sans cette crise grave, qui nécessite des besoins énormes pour relancer l'économie, nous n'aurions jamais vécu ça.

TV5MONDE : Quels effets ce plan de relance peut-il avoir sur le chômage et les inégalités sociales ?

Amélie Barbier-Gauchard : L'effet principal attendu, c'est celui de l'emploi. Tout ce qui va être développé, comme la rénovation thermique, le recyclage dans le bâtiment, etc, tout ça va faire travailler des gens.
Pour les inégalités, il y a un volet cohésion sociale dans le plan de relance, mais j'ai une critique à formuler. C'est au sujet de l'éducation, qui est la grande oubliée. Actuellement, nous sommes en train de sacrifier le système éducatif. Après deux ans pendant lesquels des élèves n'ont pas pu aller en cours, ou de façon discontinue, sans forcément des parents pour les aider, les inégalités vont se creuser de façon énorme pour cette génération. Il n'y a rien qui est mis en avant — dans France relance — sur le système éducatif. Sachant que le système éducatif français avait déjà un problème avant la pandémie.

Les inégalités et le chômage vont certainement s'améliorer mais pas suffisamment en France, à cause du manque d'emplois publics que j'appelle "productifs".

Il y a beaucoup de dispositifs d'aides qui vont être renforcés : pour le retour à l'emploi des chômeurs longue durée, de formations des moins qualifiés. Mais ce n'est pas ce qui m'inquiète, parce qu'en France, le véritable problème c'est l'emploi public pour effectuer correctement ces accompagnements. Quand un agent français du Pôle-Emploi a 200 dossiers à traiter, c'est entre 30 et 50 dossiers au maximum pour les agents des pays nordiques. Donc, oui, les inégalités et le chômage vont certainement s'améliorer mais pas suffisamment en France, à cause du manque d'emplois publics que j'appelle "productifs" (en distinction avec les emplois publics purement administratifs, ndlr). En particulier ceux dans la sécurité, l'éducatif et la santé.