Fil d'Ariane
Le 2 décembre 2010 restera comme un jour de gloire pour le Qatar et de perplexité pour le monde sportif. À la surprise générale, le petit émirat est désigné pour l’organisation de la Coupe du monde 2022 contre le favori : les États-Unis d'Amérique.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il y semblait peu prédisposé. Nation aussi riche en pétrodollars que pauvre en sports et peu « footballistique », le Qatar navigue dans les profondeurs des classements de la FIFA (Fédération internationale de Football). Le ballon rond n’y soulève pas les foules, au demeurant très segmentées dans un régime de quasi-apartheid économique.
Le pays n’est pas doté des équipements sportifs ni d’accueil pour une tel événement. Son climat paraît rédhibitoire : jusqu’à 50° en été et la promesse de climatiser les stades frise la provocation écologique.
Monarchie absolue wahhabite un peu isolée dans une péninsule du golfe Persique, l’Arabie saoudite pour seul voisin terrestre, grand comme le tiers de la Belgique et peuplé de deux millions et demi d’habitants, l’Iran en face et l’Irak pas très loin, le Qatar est par ailleurs affecté par des tensions géopolitiques et dangers de la région. Bref, n’importe lequel de ses concurrents déclarés pour organiser cette Coupe du monde 2022 – Australie, Japon, Corée du Sud, États-Unis - semblait mieux placé.
Selon l’enquête qui fait référence de deux journalistes britanniques du Sunday Times - Jonathan Calvert et Heidi Blake, auteurs de The Ugly Game (éd. Simon & Schuster) - l’architecte du miracle se nomme Mohamed Ben Hammam. C’est le président de l’AFC (Fédération asiatique de football), milliardaire qatari non membre de la famille princière et en besoin de reconnaissance.
Candidat malheureux à la succession du tout puissant président de la FIFA Josep "Sepp" Blatter, il obtient de lui en 2008 une possible compensation alléchante : la Coupe du monde dans son pays en 2022. Bien que richissime, l’émirat est confronté à la baisse inéluctable de ses revenus pétroliers. Il a des ambitions financières internationales et également touristiques. La Coupe est un levier de premier ordre.
Reste à persuader les 24 électeurs du COMEX (Comité exécutif de la FIFA) c’est-à-dire, dans bien des cas et selon un usage que le Qatar n’a pas inventé, les acheter. Selon le Sunday Times, 5 millions de dollars leur sont distribués dans les mois décisifs. Les États s’en mêlent et des contrats gaziers considérables sont signés contre promesse de soutien à la candidature de l’émirat.
Les semailles portent leurs fruits. Le 2 décembre 2010, c’est lui qui est désigné au quatrième tour de scrutin, par 14 voix contre 8 aux États-Unis. L’Australie n’a recueilli qu’une voix au premier tour, bien que deux électeurs affirment avoir voté pour elle.
L’issue du vote-surprise est trop suspecte pour ne pas susciter rumeurs, enquêtes et contre-attaques. Le projet pharaonique du Qatar– 200 milliards de dollars de budget (une dizaine de Jeux Olympiques, déjà critiqués pour leur démesure), douze stades géants réfrigérés aux lignes futuristes – est revisité par les médias mais aussi par des ONG humanitaires.
Après les critiques environnementales, celles des conditions de travail des ouvriers des chantiers – main d’œuvre importée, sans droits, sous-payée, maltraitée et mal logée - fait l’objet de campagnes embarrassantes. La corruption qui a soutenu la candidature qatarie commence elle aussi à trop transparaître. On parle de nouveau vote. Fin 2011, Ben Hamman, compromis et sacrifié, doit démissionner contre la non-remise en cause de l’attribution de 2010. Il disparaît des radars. Blatter n’est pas inquiété.
La sortie de terrain de Ben Hamman ne suffit pas à éteindre les polémiques. Les révélations sur le sort des ouvriers, astreints à de longues journées sous une chaleur extrême, se multiplient. Selon Le Monde, The Guardian ou encore un comité népalais, ceux-ci meurent par centaines. La BBC évalue le bilan à 1800 morts au moins en trois ans.
Disputer la Coupe en plein été semble décidément hasardeux : « Il se pourrait bien que nous ayons fait une erreur », lâche Blatter. Décision est prise de la jouer en hiver. Mais à ceux qui s’irritent de la désignation du Qatar, le président de la FIFA rétorque : « il est temps que l’Europe comprenne que le football n’est plus un sport seulement européen et sud-américain ».
En janvier 2013, l’hebdomadaire français France-Football publie une enquête intitulée « Qatargate ». Le journal reproduit un mail du Secrétaire général de la FIFA Jérôme Valcke observant crûment : « Ils ont acheté le Mondial 2022 ». On s’en doutait, mais France-Football ajoute de nombreux détails.
L’un d’eux resurgit aujourd’hui : « une réunion secrète » à l'Elysée, le 23 novembre 2010 – peu avant, donc, le vote de la FIFA- entre Nicolas Sarkozy (alors président de la République), le prince héritier du Qatar al-Thani (devenu depuis son émir), Michel Platini (alors président de l'UEFA), et Sébastien Bazin, représentant d’un fond américain à l'époque propriétaire du PSG (club parisien).
« Au cours de cette réunion, écrit le journal, il a tour à tour été question du rachat du PSG par les Qataris (devenu effectif en juin 2011), d'une montée de leur actionnariat au sein du groupe Lagardère, de la création d'une chaîne de sport (la future BeIn sport) pour concurrencer Canal + - que Sarkozy voulait fragiliser -, le tout en échange d'une promesse : que Platini (président de l'UEFA) ne donne pas sa voix aux États-Unis, comme il l'avait envisagé, mais au Qatar ».
Joseph Blatter, confirme alors : « Il y a eu des influences politiques directes. Des chefs de gouvernement européens ont conseillé à leurs membres qui pouvaient voter de se prononcer pour le Qatar, parce qu'ils étaient liés à ce pays par des intérêts économiques importants. Interviewé en octobre 2015 par l’agence russe Tass, il devient plus précis : « Tout allait bien jusqu’au moment où Sarkozy a tenu une réunion avec le prince héritier du Qatar, aujourd’hui émir. Et au déjeuner qui a suivi [à l’Elysée, le 23 novembre 2010] avec Michel Platini, il a dit que ce serait bien d’aller au Qatar. Et cela a complètement changé la donne ».
La question - qui ressurgit aujourd’hui - est moins celle de la position du chef de l’État français ou du revirement du président de l’UEFA que leurs éventuelles contreparties, voire rétributions. En clair, y a-t-il eu corruption ?
Sept mois après le déjeuner de l’Elysée, l’émirat du Qatar rachetait le PSG au fonds Colony Capital, dirigé en France par ce Sébastien Bazin qui est ami de Nicolas Sarkozy. Le groupe Bein Media, basé à Doha et issu d’Al Jazeera, implante en France sa chaîne BeIn sports. Celle-ci, avec plus de quatre millions d’abonnés a raflé à Canal plus une grande partie des droits de diffusion du football.
Rien d’illégal en soi à ce que l’émirat, porté en France par un vent favorable, y marque son intérêt accru. Reste qu’en 2016, le parquet national financier y ouvre une enquête préliminaire pour « corruption privée », « association de malfaiteurs », « trafic d'influence et recel de trafic d'influence » pour examiner les conditions d'attribution des Coupes du monde de football 2018 (à la Russie) et 2022 (au Qatar).
C’est cette enquête qui a valu ce 18 juin à Michel Platini et Sophie Dion (conseillère de Nicolas Sarkozy présente au déjeuner) une longue garde à vue, tandis que Claude Guéant, Secrétaire général de l’Élysée, déjà chargé de multiples poursuites et condamnations dans diverses affaires, était cette fois entendu comme « suspect libre ».
Qui est exactement dans le collimateur de la justice ? Michel Platini traîne un boulet : il a reçu en juillet 2011 – avec dix ans de retard et deux mois après l’attribution de la Coupe du monde au Qatar -1,8 millions d’euros de la FIFA au titre, selon lui, de sa rémunération comme conseiller technique de Joseph Blatter de 1998 à 2002. Cela lui a valu son écartement de la FIFA mais, après des poursuites de la justice suisse, il a été blanchi en 2018.
Mais en mars 2019, le Sunday Times apporte une nouvelle révélation dérangeante : le Qatar a versé d’avance plus de 400 millions de dollars à la FIFA en droits de télévision et divers, dont une centaine de millions en honoraires, vingt et un jours avant l’attribution de la Coupe à la condition que l’émirat soit bien l’élu. La même somme devait être octroyée trois ans plus tard.
Rien d’avéré ne relie l’ancien joueur des Bleus à cette pluie de dollars mais tant de coïncidences autour de ce mois fatidique de décembre 2010 attisent logiquement la curiosité des enquêteurs.
« J’ai fait mon choix en toute indépendance », a soutenu dès 2013 l’intéressé. Six années plus tard, sortant de garde à vue en bonne forme, il n’a pas varié et s’estime avoir été victime d’une machination pour l’empêcher d’accéder à la présidence de la FIFA. « Beaucoup de bruit pour rien », résume son avocat William Bourdon.
« Rien » est peut-être exagéré. Sur les vingt-quatre membres que comptait le comité exécutif de la Fifa en ce 2 décembre 2010, 16 ont été radiés, suspendus ou font l’objet d’une enquête.