Quand est vraiment apparue la notion de peuple en politique ? Deborah Cohen : Si tout le monde dans les partis politiques se réclame du peuple aujourd'hui, c'est par une trace parfois pervertie ou ambigüe de la révolution française. Parce que c'est à ce moment-là que s'ouvre la politique en France, avec la proclamation du principe de souveraineté. Ce n'est pas la souveraineté du peuple qui a été déclarée en premier, mais celle de la nation. La nation, dès 1789, est la source unique de légitimation du pouvoir. Avant même la proclamation de la République. Mais dès le début, il existe une ambigüité entre nation et peuple. Il y a la fameuse phrase de Mirabeau quand les envoyés du roi veulent chasser les révolutionnaires, lors des états généraux, en juin 1789, où il dit, "nous sommes ici par la volonté du peuple", mais en fait, par peuple, il entend nation. A ce moment de la révolution, le corps politique n'est plus contenu dans celui du Roi, mais pour autant, il n'est pas contenu dans le peuple, il est dans l'assemblée élue. La constitution de 1791 écarte la démocratie directe et c'est très clair : le peuple ne participe pas au gouvernement, il ne participe que par l'intermédiaire de ses représentants. Donc il n'y a pas de référendum, pas de plébiscite, pas de droit d'initiative. Il y a une confusion : on dit peuple pour dire nation, non pas pour dire la multiplicité des citoyens, le concept de peuple est quelque chose qui est une abstraction. Ensuite, le peuple comme légitimation du pouvoir apparaît plus tôt dans l'histoire, quand le souverain ne peut plus se légitimer de la seule référence à son droit divin. On trouve cela dès les guerres de religion, au XVIème siècle, avec les idées des
monarcomaques. C'est à chaque fois le principe d'une supériorité du peuple sur le Roi, pour légitimer la résistance face à un gouvernement injuste ou tyrannique. Mais en fait, ce peuple est représenté par des états généraux qui ne sont pas du tout représentatifs du peuple. Pourquoi le terme populiste est-il péjoratif alors qu'au contraire, populaire ne l'est pas ? D.C : Populaire n'est pas toujours positif, mais renvoie à une dimension sociologique plus que politique. Le terme populaire est assimilé à quelque chose de bas, comme "la France du bas" de Rafarin. L'opinion populaire n'est pas non plus quelque chose de valorisant, c'est l'inverse de l'avis de la sagesse. Mais c'est vrai que c'est encore une fois ambigu, de nombreux partis politiques utilisent le terme populaire… Le peuple, le populaire est souvent un parti, celui des plus démunis : au XVIIIème siècle, on commence à découvrir cet aspect partiel dans la notion de peuple, qui sont ceux qui manquent le plus. Avec un aspect très paternaliste, on les plaint, ils sont l'objet de la philanthropie, mais on ne leur donne aucune capacité politique. C'est en 1793 que la souveraineté populaire est déclarée. Il y a un article dans la déclaration des droits qui dit "la souveraineté réside dans le peuple". Quant au populisme, l'idée que le peuple en politique est l'irruption de passions violentes, d'une masse brutale et ignorante, c'est une idée ancienne. On n'appelait pas ça populisme, mais ça ressurgit à chaque fois que les élites politiques sentent qu'elles ne contrôlent plus tout. Au XIXème siècle, c'est très clair, avec la crainte de voir ressurgir la violence de la révolution. Le populisme est pour les élites de l'ordre de la crainte de la démocratie : le moment où l'on confond la démocratie et une espèce de horde déferlant sur le pouvoir en place. Au fond, le populisme n'est pas le problème du peuple mais celui des élites : quand les élites n'arrivent plus à donner forme à la demande du peuple.