Fil d'Ariane
Ce sont des statistiques auxquelles on pense peu. Plus que les Etats-Unis, plus que l'Allemagne, le pays de l'OCDE qui accueille le plus de travailleurs temporaires est... la Pologne, selon Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'OCDE. En 2016, le pays a reçu plus de 700.000 travailleurs temporaires étrangers, majoritairement des Ukrainiens.
Il faut dire que la pénurie de main-d'oeuvre est grande. Le taux de chômage est au plus bas, l'un des plus faibles d'Europe : 5,9% ce mois de juin 2018. Une bonne partie des travailleurs a quitté le pays pour l'étranger, laissant des pans de l'économie vides.
Le reste de la population vieillit. D'ici à 2030, d'après les projections, un emploi sur cinq sera vacant en Pologne. Alors il faut combler les vides. Le pays a désormais une nouvelle idée : attirer de la main-d'oeuvre philippine.
Les bases de négociations ont été lancées ce mois de juillet avec les Philippines. "C'est un bénéfice mutuel, estime l'ambassadrice de l'archipel en Pologne, Patricia Ann Paez. Des entreprises et le gouvernement polonais nous ont approchés, avec notamment des besoins dans les secteurs de la santé, de l'informatique, et de la construction. De leur côté, les travailleurs philippins cherchent de meilleures opportunités. Nous devrions signer l'accord cet automne".
De la Pologne, l'Europe de l'Ouest garde pourtant l'image d'un réservoir de main-d'oeuvre pas chère. Des médecins, des infirmières, des travailleurs du BTP qui migrent vers l'Angleterre, l'Allemagne, l'Irlande, pour des salaires doubles, parfois triples. Au total, selon les statistiques polonaises, plus de 2,5 millions de travailleurs polonais vivaient en 2016 à l'étranger, surtout en Europe de l'Ouest.
En France, le mythe du plombier polonais est né lors des débats sur le Traité Européen en 2005. Entrée dans l'Union Européenne l'année d'avant, la Pologne pourrait selon plusieurs critiques entraîner un dumping social avec une main-d'oeuvre avantageuse. Des travailleurs enregistrés dans leur pays d'origine avec les côtisations sociales correspondantes... et des charges moindres pour les employeurs. C'est aujourd'hui encore la question des travailleurs détachés.
Depuis, la situation économique de la Pologne s'est inversée. Fini les taux de chômage à 20% de 2002 ou 17% de 2005. Le pays a connu un boom économique. D'une terre d'émigration, la Pologne est une terre d'immigration. Ou plutôt, elle est les deux en même temps. Car beaucoup de Polonais partent encore pour l'étranger, 250.000 nouveaux travailleurs détachés polonais ont été enregistrés en 2016 (derniers chiffres disponibles), en plus de ceux qui migrent sans être sous le régime de "détachés".
Les retours permanents au pays sont rares. En chiffre, l'émigration pour les nationaux reste négative. "Au total, il doit y avoir autour de 500.00 personnes parties sur 2016. C'est un gros flux, explique Jean-Christophe Dumont. Les différences de salaires sont encore très importantes, pour ceux qui sont installés en Angleterre par exemple, leurs enfants sont scolarisés là-bas. Et puis, c'est l'histoire des migrations : du temporaire qui dure".
Dans la géographie des flux migratoires, c'est comme s'il y avait toujours plus pauvre que soit. Jean-Christophe Dumont de l'OCDE préfère parler "d'effet domino", ou "d'effets en cascade".
"Dans le secteur de la santé notamment, il y a un effet domino très clair, explique-t-il. Beaucoup d'infirmières et de médecins polonais sont partis en Allemagne. De leur côté, les médecins allemands vont en Suisse. Et les Suisses vont aux Etats-Unis ! Le seul pays receveur net d'infirmières et de médecins sont les Etats-Unis. C'est un effet en cascade qui tient à des différentiels d'opportunités et de revenus."C'est donc au tour de la Pologne d'avoir besoin de médecins et d'infirmières, selon les autorités polonaises. Les Philippines regorgent d'écoles d'infirmières privées ; beaucoup partent déjà pour les Etats-Unis, le Canada, ou encore l'Angleterre.
"Nous avons trop d'infirmières aux Philippines ! Plus que ce que notre système médical permet d'absorber. Dans notre pays, il y a un fort déséquilibre entre les compétences de notre population et les secteurs qui embauchent. Nous avons par exemple besoin d'ingénieurs miniers, et nous n'en trouvons pas !" décrypte l'ambassadrice des Philippines en Pologne.
Dans le secteur de l'informatique, même décalage. "Nous avons énormément de profils de techniciens programmeurs, mais nous avons besoin d'ingénieurs développeurs, de travailleurs qualifiés!" renchérit-elle.
Les Philippines sont l'un des plus gros pourvoyeurs de main-d'oeuvre au monde. Selon les données officielles, en 2017, 2,3 millions de Philippins travaillent à l'étranger de manière temporaire. La majorité est employée en Arabie saoudite (25% d'entre eux) et aux Emirats Arabes Unis (15%). Choisir la Pologne, pour les Philippins, c'est selon l'ambassadrice "avoir le confort d'être dans un pays catholique. La foi est très importante pour nous".
En Pologne, le pré-accord porte sur les conditions sociales et l'accueil de ces travailleurs migrants. L'ambassadrice est claire : "le gouvernement philippin a retenu des leçons des problèmes que rencontrent nos travailleurs à l'étranger. Il est très important pour nous de s'assurer de leur protection, que leurs employeurs respectent la loi , et qu'ils aient une sécurité sociale".
En bonne diplomate, Patricia Ann Paez ne fera cependant référence à aucun pays en particulier.
On garde pourtant en mémoire les abus que subissent les travailleurs philippins dans certains pays du Golfe. Notamment ce cas d'une domestique retrouvée morte, assassinée au Koweit, ses employeurs accusés de son meurtre.
Le président philippin Rodrigo Duterte avait en suivant interdit à ses concitoyens d'aller travailler au Koweït. Jusqu'à ce qu'un accord soit signé en mai dernier. Les travailleurs philippins ont désormais droit à un jour de travail hebdomadaire. Ils peuvent garder leur téléphone et passeport, et une ligne de secours accessible 24h sur 24h a été mise en place pour signaler tout abus.
Lire : Meurtre de Joanna Demafelis : symbole du fléau de la traite des domestiques dans le Golfe
Certains trouvent pourtant à y redire. La semaine dernière, une des bloggeuses influente du Koweit, Sondos al-Qattan, indignait la toile. "Comment pourrait-on se permettre d'avoir des servants qui gardent leur passeport? Que faire s'ils s'enfuient et rentrent chez eux? questionne-t-elle. Et le pire, c'est qu'ils ont un jour de congé par semaine !". Ses propos choquent. Elle tente de se "justifier" dans un post instagram : "le passeport de n'importe quel travailleur étranger devrait être en possession de son employeur, afin de protéger les intêrets de l'employeur"... sans grand succès.
"Attention aux fausses annonces sur Facebook", "ne tombez pas dans le piège des 'un mariage pour un travail' en Chine".... Sur leur portail, les autorités philippines, en plus des opportunités de travail (400 infirmières demandées en Allemagne, 1000 en Arabie saoudite) mettent désormais en garde contre ces mauvaises passes, parfois dangereuses.