Fil d'Ariane
Que s'est-il passé en à peine deux ans pour que la grogne sociale se manifeste à nouveau au Portugal ? Pourtant, le salaire minimum a été augmenté pour la troisième année consécutive, le 1er janvier 2019, et atteint désormais 600 euros bruts par mois (sur 14 mois). Les pensions de retraites ont été réévaluées, le temps de travail des fonctionnaires a été de nouveau abaissé à 35 heures (contre 40 heures), le chômage est au plus bas depuis 28 ans, à 6,5% — et la croissance économique est l'une des meilleures d'Europe.
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Tous ces indicateurs très positifs devraient satisfaire la population, qui depuis la crise de 2008 avait vécu pendant 7 ans une véritable "descente aux enfers sociale et économique" — avec un chômage à plus de 15% et une cure d'austérité sans précédent ayant paupérisé une très grande partie de la population.
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Mais si l'insatisfaction monte, c'est que cette reprise récente pourrait s'avérer positive seulement pour un temps, en surface, et au bénéfice d'une partie limitée de la population.
Lisbonne est depuis la fin de l'année dernière, la ville européenne qui compte le plus de logements Airbnb par habitant.
En incitant trop fortement les investissements privés, tout en réduisant ceux de l'État, en laissant la précarisation du travail s'accentuer, le Premier ministre Antonio Costa ne serait-il pas en train de découvrir les limites de sa "troisième voie de gauche" ?
En juin 2019, une manifestation a éclaté à Lisbonne devant le ministère du logement pour dénoncer la spéculation immobilière qui sévit dans la capitale. Les manifestants venaient accuser le gouvernement d'accompagner les expulsions de locataires qui deviennent monnaie courante dans la capitale, tandis que les logements réservés au touristes fleurissent. La loi de 2012, favorisant les propriétaires, fait sentir ses effets via les investissements immobiliers dans le secteur touristique, qui explosent.
Ces incitations ont eu comme effet direct d'écarter les Portugais de la location afin d'offrir de meilleurs "rendements" pour leurs logements aux propriétaires. Une habitation à quelques centaines d'euros par mois, louée à un Portugais, peut se transformer très vite en un Airbnb qui en génère plusieurs milliers avec des touristes…En effet, avec la loi de 2012, rénover sa propriété suffit pour expulser le locataire qui y loge. En dix ans les locations touristiques ont donc augmenté de 3000% au Portugal, et Lisbonne est depuis la fin de l'année dernière, la ville européenne qui compte le plus de logements Airbnb par habitant.
En 2018, l'État Portugais a été le plus faible investisseur de la zone euro.
Les exonérations fiscales votées il y a près de 10 ans — au plus fort de la crise — pour attirer les investisseurs financiers étrangers, n'ont pas été encadrées ou revues par le gouvernement d'Antonio Costa, créant un appel d'air pour les spéculateurs immobiliers, le plus souvent russes ou chinois. Pire encore, pour les défenseurs du droit au logement, une nouvelle mesure a été prise par le Premier ministre en janvier dernier pour faire bénéficier d'avantages fiscaux conséquents, à un nouveau type de société immobilière, permettant la transformation des investissements immobiliers en investissements… financiers. Si l'économie immobilière portugaise se porte très bien, le logement locatif, lui dépérit.
Les mesures sociales prises par le gouvernement Costa ont été financées grâce à une relance de la demande intérieure, couplée à des incitations aux investisseurs. Les recettes de l'État s'en sont mieux portées : le déficit public s'est réduit en dessous de ce que les traités européens exigent. Mais ces recettes fiscales ayant servi principalement à renflouer les caisses de l'État, n'ont pas servi ailleurs : en 2018, l'État Portugais a été le plus faible investisseur de la zone euro. C'est ce manque d'investissements publics qui commence à se faire douloureusement sentir et fait réagir les membres les plus à gauche de la coalition ayant gagné l'élection de 2015, tout comme une partie de la population, qui observe une dégradation toujours plus importante de certains services publics, ainsi que celles des conditions de travail.
La croissance repose entre autres sur le travail précaire et à bas coût.
José Reis, chercheur en économie de l'université de Coimbra (Portugal)
Le système de santé portugais manque cruellement de moyens, les universités sont à la limite de la faillite budgétaire, le rail est en très mauvais état et le logement social représente une part congrue du parc immobilier : moins de 2%. En parallèle, l'emploi privé s'est développé par des rachats de biens immobiliers, d'augmentation de chaînes de production et la multiplication des entreprises de services, avec une majorité de contrats précaires, peu qualifiés et très mal payés. Des mouvements sociaux ont donc débuté cet été par ces constats inquiétants : ceux d'une croissance économique en plein boom et d'une baisse inédite du chômage, mais propulsées toutes deux par une précarisation très importante du travail salarié.
Le chercheur en économie de l'université portugaise de Coimbra, José Reis, explique ce phénomène à nos confrères du Monde Diplomatique de la façon suivante : "Une lutte difficile a été menée pour revaloriser les faibles revenus (…) mais le niveau général des salaires n'a pas encore atteint celui d'avant la crise financière (…) la croissance repose entre autres sur le travail précaire et à bas coût." Les conducteurs routiers en juin, puis les dockers en août, se sont mis en grêve, tandis que les enseignants avaient déjà défilé dans la rue en mars pour demander un rattrapage de leurs salaires, gelés durant neuf longues années.
L'embellie économique portugaise est réelle depuis 4 ans, tout comme "le mieux-disant social" engendré par les différentes mesures du gouvernement Costa : de l'augmentation des pensions de retraite ou du revenu minimum, en passant par les promotions dans la fonction publique, la "relance d'État" a porté en partie ses fruits. Il semble par contre que cette embellie — très peu soutenue par des investissements publics — soit avant tout macro-économique et s'appuie aussi sur la précarisation d'une partie non négligeable des salariés, laissant des pans entiers de l'économie aux mains d'un secteur privé visiblement peu scrupuleux en matière de respect du droit du travail ou d'acquis sociaux.
Avec l'aide de la droite et du patronnat, le gouvernement a validé la généralisation des contrats précaires de très courte durée, auparavant réservée au secteur touristique.José Gusmao, eurodéputé et dirigeant du Bloc de gauche
Plus de la moitié des emplois créés en 2018 l'ont été en contrat à durée déterminée au Portugal. Certains secteurs peuvent demander deux contrats à la suite de 8h — avec licenciement entre les deux — pour qu'un salarié effectue 16 heures de travail d'affilée, comme cela est rapporté par les dockers du port de Lisbonne. De nombreuses heures supplémentaires ne sont jamais payées et 65% des jeunes sont en contrat temporaire, selon les observateurs socio-économiques du pays.
Le gouvernement Costa ne semble pas vouloir changer cette donne de précarisation salariale, ce qui lui est fortement reproché par son aile gauche. José Gusmao, l'eurodéputé et dirigeant du Bloc de gauche, interrogé lui aussi par Le Monde Diplomatique, estime pour sa part que "Ce qui a été construit par la coalition de gauche, pour la revalorisation des salaires, le gouvernement l'a miné à travers la précarisation des salariés (…) Avec l'aide de la droite et du patronnat, le gouvernement a validé la généralisation des contrats précaires de très courte durée, auparavant réservée au secteur touristique."
A quelques jours des élections législatives, des signaux de ralentissement de l'économie commencent de plus à se faire sentir au Portugal : le tourisme ralentit fortement, la croissance commence à faiblir. Le Premier ministre António Costa va donc devoir convaincre que sa politique de redressement économique et sociale est durable et juste pour le plus grand nombre, ce dont commence à douter une partie de ses soutiens de la coalition.