Fil d'Ariane
L’esclavage est rétabli en juillet 1802 par Napoléon Bonaparte en Guadeloupe et en Guyane.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Napoléon ordonne le départ d’une puissante expédition militaire vers Saint-Domingue (Haïti) avec l'objectif d'y rétablir l'esclavage.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Les consignes secrètes qui sont confiées à Leclerc prévoient la déportation des officiers noirs qui sont à Saint-Domingue. Et on peut imaginer que implicitement Napoléon envoie comme instruction le rétablissement e l’esclavage à Saint-Domingue. Tout cela pour dire que la France est la seule nation occidentale à avoir aboli l’esclavage pour ensuite le rétablir.
Haïti : histoire d'une liberté arrachée de haute lutte
1697: le développement de l'industrie sucrière est à l'origine de "l'importation" de près de 500 000 esclaves africains. Le traité de Ryswick avalise l'occupation par la France de la partie ouest de l'île.
1789-91: insurrections d'esclaves dirigées par Toussaint Louverture.
1794: abolition de l'esclavage dans les colonies françaises par la Convention.
1801: Toussaint Louverture est proclamé gouverneur général de Saint Domingue. Il instaure un régime autoritaire et ne reconnaît que formellement l'autorité de Bonaparte.
1802: Bonaparte envoie une expédition, sous les ordres du général Leclerc, rétablir l'ordre colonial. Toussaint Louverture est déporté en France. L'île se soulève entièrement, sous la conduite de Jean-Jacques Dessalines et Henri Christophe.
1803 : Les Français sont défaits à la bataille de Vertières
1804: proclamation de l'indépendance d'Haïti, au lendemain de la déroute des armées françaises. Dessalines est nommé empereur.
Rochambeau (chef de l'expédition) est prêt à faire une guerre d’extermination, une guerre génocidaire. Rochambeau propose à Napoléon en 1803 de "faire peau neuve" à Haïti. Il propose également à Napoléon de garder seulement vivants les enfants de moins de dix ans.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
L’un des tactiques adoptées par les officiers français à l’automne 1802, ce sont les noyades de masse. Les noyades de masse n’ont rien de nouveau dans la révolution française. On les utilise à Nantes notamment dans les années 1790. Après les noyades de masse on utilise les chiens, des chiens chasseurs d’esclaves fugitifs. Les autorités militaires françaises passent commande de chiens chasseurs d’esclaves à la colonie espagnole de Cuba au printemps 1803. Il est très clair que dans la correspondance de Boyer, qui était le chef d’état major de Rochambeau on conçoit que la solution des chiens n’est pas une solution très humaine et très militaire mais pour Boyer c’est la seule solution pour forcer les noirs à accepter l’esclavage.
La guerre de 1803 est une guerre de l’épiderme. Elle se joue à la surface de la peau des noirs. On prend des chiens pour s’en prendre à la peau des noirs pour rétablir l'équation qui a été ébanlée en février 1794 avec l’abolition de l'esclavage. Et cette équation est très simple, elle établit une équivalence entre la peau noire et la condition d'esclave.
TV5MONDE : Quelle est la mémoire de cette période en Haïti ?
Jean-Pierre Le Glaunec : La question des chiens a été très traumatisante pour la population haïtienne. Et on comprend ce traumatisme. La mort a été omniprésente du mois de février 1802 au mois de novembre 1803.
Ceci étant dit, il faut attendre la fin du XIXème et les années 1890 et le centenaire de la révolution haïtienne et de la guerre d’indépendance pour que dans la mémoire collective haïtienne s’inscrive les jalons de ce trauma. C’est une première étape. La guerre d’indépendance devient un lieu de mémoire dans les années 1920, lorsque Haïti est occupé par les Etats-Unis. Le souvenir de la résistance contre la France en 1802-1803 est mobilisé par la résistance haïtienne contre l’occupant américain.
La guerre d’indépendance en Haïti devient un lieu de mémoire dans les années 1920, lorsque le pays est occupé par les États-Unis.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
C’est à ce moment là, lors de la bataille de Vertières ( 18 novembre 1803), que l’héroïsme haïtien aura été le plus éclatant au yeux de l’élite haïtienne et de la population. C’est dans les années 1940 et 1950 que Vertières est synonyme d’héroïsme et de liberté. C’est encore le cas aujourd’hui.
À l’inverse en France, on fait tout pour refouler ce qui s’est passé durant la guerre de Saint-Domingue. La bataille de Vertières est complètement occultée dans la mémoire française et dans les livres du XIXème siècle pour raconter l’expédition de Saint-Domingue. Et la bataille de Vertières est rarement citée par les historiens napoléonistes en France, qui sont généralement très occupés à édifier le mythe Napoléon.
Et pour eux, Saint-Domingue a été perdu non pas par l’héroïsme des Haïtiens. Il ne faut pas reconnaître à d’anciens esclaves une quelconque bravoure. La colonie de Saint-Domingue aurait été perdue pour deux raisons. La première est la fièvre jaune qui aurait décimée l’armée française. Et l'armée française aurait été grâce à l’aide fournie par les Britanniques à l’armée indigène de Jean-Jacques Dessaline.
TV5MONDE : Cette guerre a-t-elle joué un rôle dans le futur destin et le développement économique d'Haiti ? Et comment est percue cette commémoration française à Haiti des deux-cents ans de la mort de Napoléon ?
Jean-Pierre Le Glaunec : En Haïti, actuellement on ne parle pas beaucoup de Napoléon. Et Napoléon n’intéresse pas beaucoup les élites haïtiennes et encore moins la population du pays. En 1825, Haïti en échange de sa reconnaissance diplomatique, doit payer à la France une indemnité de cent cinquante millions de francs or. Cette somme acte deux choses. La France est une puissance impériale et elle impose ses conditions. Et cette indemnité aussi traduit l'étendue de la trahison de l'élite haïtienne. C'est le président Jean-Pierre Boyer (NDLR : président d’Haïti de 1820 à 1843) qui accepte le paiement de cette indemnité sans consulter l’élite politique de l’époque et la population.
En 1825, Haïti, en échange de sa reconnaissance diplomatique, doit payer une indemnité de cent cinquante millions de francs or à la France.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Cette somme de cent cinquante millions de francs or, qui sera payé non pas par l’État Haïtien mais bien par la paysannerie haïtienne à travers des taxes sur les exportations de café. Qui produit du café ? Ce sont les paysans. Ce ne sont pas les membres de l’élite haïtienne. Au fond Napoléon n’est pas vu en Haïti comme le grand méchant loup. Rochambeau est vu comme un grand méchant loup en Haïti. C’est l’homme des chiens. Il est considéré comme un personnage particulièrement détestable. Mais vous voyez, c’est autant Jean-Pierre Boyer que Napoléon qui est considéré comme un traître à la nation.
TV5MONDE : Est ce que cette commémoration n'est pas aussi l'occasion de rappeler ce passé esclavagiste en France, mais aussi dans les Antilles ?
Jean-Pierre Le Glaunec : La question de l’esclavage en France n’est plus une question marginale. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. Il y a d’abord une mobilisation politique très importante dans les Antilles françaises (Martinique, Guadeloupe et Guyane) à partir des années 1970 au sein des milieux indépendantistes notamment.
Le marronnage émerge dans la mémoire. Les marrons, les esclaves fugitifs entrent dans le panthéon antillais français dans les années 1980 et 1990. On commémore la résistance des esclaves dans les Antilles françaises. Viennent ensuite les cent cinquante ans de l’abolition de l’esclavage en 1998, la loi Taubira en 2001. Il y a quelque chose qui a changé dans les années 80-90. L’esclavage fait partie de la mémoire antillaise, mais aussi de plus en plus dans la mémoire métropolitaine française d’une certaine manière. Cependant, c’est un changement qui a encore plus d’impact dans les Antilles qu’en métropole. Oui on parle de plus de plus de la mémoire de l’esclavage en France et dans les Outre-mer.
En France, il y a encore une part de résistance à parler de la race. Je ne sais pas si la commémoration des deux-cents ans de la mort de Napoléon va aider à réconcilier la nation française autour de son héritage esclavagiste.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Mais il y a beaucoup de résistance dans les milieux napoléonistes pour reconnaitre que la race, la construction des différences raciales est au cœur de la politique étrangère napoléonienne. J’étais surpris de lire dans des journaux français de la part d’historiens français que le rétablissement de l’esclavage par Napoléon n’avait rien à faire avec la race et le racisme. En France, il y a encore une part de résistance à parler de la race. Je ne sais pas si la commémoration des deux-cents ans de la mort de Napoléon va aider à réconcilier la nation française autour de son héritage esclavagiste. Il semble qu’il y ait de plus en plus polarisation au sein de la population et même parfois au sein des historiens sur cette question.
TV5MONDE : Vous enseignez au Canada. Comment est perçue cette mémoire au Canada où se trouve une impotante communauté haitienne ?
Jean-Pierre Le Glaunec : Heureusement au Canada, nous n’avons pas hérité de cette passion française pour Napoléon. C’est un personnage historique qui me semble en tant qu'historien assez peu héroïque. Si l’on compare à l’héroïsme des femmes et des hommes Afro-descendants devenus citoyens et citoyennes libres en 1794, ces Afro-descendants ont lutté pour affirmer justement l’universalité des droits de l’homme. Ici au Canada et notamment dans la communauté haïtienne, on a bien plus d’admiration pour Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessaline et pour les grands hommes de la guerre d’indépendance que pour Napoléon.
Est-ce que ce personnage historique de Napoléon mérite autant d'expositions, de livres, de manuels ? De toute évidence, ici, il n’y a pas de fièvre napoléonienne. La communauté haÏtienne est sensible au fait que l'esclavage a laissé des traces indélébiles dans la mémoire haïtienne.