Pourquoi Paris n'arrive pas à normaliser ses relations avec Rabat et Alger ?

Affaire Amira Bouraoui, rappel des ambassadeurs du Maroc et de l'Algérie en France, crise des visas...  Les dossiers qui empoisonnent la relation entre Paris, Alger ou Rabat s'accumulent sur les bureaux du Quai d'Orsay. Le rapprochement entre Paris et Alger, récemment fragilisé, a-t-il crée un refroidissement des relations avec Rabat pour la France ? Éléments de réponses avec Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie et Brahim Oumansour, directeur de l'Observatoire du Maghreb et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

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Catherine Colona et Nasser Bourrita
La ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et son homologue marocain, Nasser Bourrita, se serrant la main au siège du ministère marocain des Affaires étrangères à Rabat, le 16 décembre 2022.
(Capture d'écran Guillaume BONNET / AFPTV / AFP)
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Ce 15 décembre 2022, tout devait à nouveau rentrer dans l'ordre entre Rabat et Paris. La ministre française des affaires étrangères Catherine Colona en ce mois de décembre 2022 et son homologue marocain Nasser Bourit scellaient une réconciliation entre chancelleries et se mettaient d'accord sur le principe d'une visite du président français Emmanuel Macron dans le royaume chérifien pour le premier trimestre 2023.


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Moins de cinq semaines plus tard, le 19 janvier 2023 dans un décret royal, Rabat rappelait son ambassadeur à Paris, Mohamed Benchaâboum sans nommer dans la foulée, comme c'est l'usage diplomatique, son remplacant. 

Le jour même le Parlement européen votait une résolution critiquant les atteintes à la liberté de la presse au Maroc. Les députés européens demandaient au Maroc d’accorder “un procès équitable” aux journalistes emprisonnés dans le pays, notamment Omar Radi, Soulaimane Rassouni et Taoufik Bouachrine.

Le parlement marocain, lui, y voit par la voix de son président Rachid Talab Ami, une "campagne anti-marocaine à Bruxelles orchestrée par Paris". Paris rejette toute idée d'ingérence et d'interférence dans ce vote du Parlement européen.

Xavier Driancourt, diplomate français de profession et ancien ambassadeur de France à Alger de 2008 à 2012 et de 2017 à 2020, connaît bien les relations complexes qu'entretient la France avec l'Algérie et le Maroc. Selon l'auteur de "L'énigme algérienne", le départ de l'ambassadeur Mohamed Benchaâboum de Paris correspond à la "fin de sa mission". L'ancien ambassadeur de France rejette tout lien entre son rappel et le vote de la résolution du Parlement européen sur la liberté de la presse au Maroc.

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L'ambassadeur marocain à Paris devait quitter son poste en France pour prendre un nouveau poste à la tête du Fonds Mohammed VI. Sa nomination avait été rendue publique le 18 octobre 2022, note Brahim Oumansour, directeur de l'Observatoire du Maghreb et chercheur à l'IRIS. Mais ce timing interroge. “Il a été nommé ailleurs en effet, il était donc obligé de quitter son poste d'ambassadeur. On peut simplement se demander pourquoi ses fonctions n'ont pas été levées plus tôt, et pourquoi il n’est pas remplacé. Cela ne cache pas le refroidissement des relations franco-marocaines depuis des années”, estime le chercheur. 

En effet, Brahim Oumansour rappelle certains épisodes d'une longue liste d'événements marquant des pics de tension entre Paris et Rabat. "Parmi ces nombreux épisodes, on peut rappeler la convocation du chef des renseignements marocains, Abdellatif Hammouchi, en février 2014, par les tribunaux français dans le cadre de plaintes déposées concernant des accusations graves de torture", explique le chercheur.

Une ONG française, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) avait alors profité de sa présence en France, pour demander aux autorités françaises d'entendre ce responsable marocain, qu'elle accusait de "complicité de torture", ayant supposément eu lieu au centre de détention marocain de Temara, qui dépend de la Direction générale marocaine de la surveillance du territoire (DGST).  Une autre plainte, celle d'un boxeur, Zakaria Moumni, pour les mêmes faits avait également été déposée. L'affaire a été classée sans suite en juillet 2016.

"Il y a eu aussi l'affaire de surveillance électronique, Pegasus (outil de surveillance israélien, que le Maroc est accusé d'avoir utilisé contre des journalistes et des personnalités étrangères, dont Emmanuel Macron,ndlr), qui a également contribué à jeter un froid entre les deux pays", poursuit Brahim Oumansour. 

 
L'Algérie est dans une phase de relance économique, portée par la fin du régime Bouteflika.
Brahim Oumansour, Directeur de l'Observatoire du Maghreb et chercheur à l'IRIS
Parallèlement à cette relation en dents de scie entre Rabat et Paris, la France a tenté une stratégie de rapprochement avec l'Algérie, symbolisée par la visite "officielle et d'amitié" du président Macron et d'une partie de son gouvernement français à Alger et Oran du 25 au 27 août dernier. Une visite placée sous le prisme "amical", voulant tourner la page d'une crise mémorielle pour Paris, mais aussi importante d'un point de vue économique et énergétique. 

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L'Algérie demeure un pays courtisé pour ses ressources en gaz et pétrole, notamment par la France et le reste de l'Europe. "Même si la France n'a pas autant besoin du gaz algérien que que l'Allemagne  ou l'Italie par exemple, depuis la crise énergétique avec la Russie, elle a malgré tout besoin de sécuriser ses approvisionnements, de négocier des tarifs préférentiels avec l'Algérie", détaille le chercheur à l'IRIS, Brahim Oumansour.

"De plus, l'Algérie est dans une phase de relance économique, portée par la fin du régime Bouteflika. Elle veut diversifier son économie, ouvrant ainsi des opportunités d'investissements pour les pays étrangers, dont la France. Ce rapprochement, c'est aussi cette volonté française de reconquérir le marché algérien", ajoute le chercheur. 

Selon Xavier Driencourt, cette stratégie relève d'un retour en grâce de la France auprès d'Alger : "l'objectif du président de la République française, c'était alors de reprendre langue avec l'Algérie après une période compliquée comme il souhaite aujourd’hui reprendre langue avec le Maroc, également après une période compliquée”.
 

Un rapprochement de courte durée ? Alger a rappelé son ambassadeur à Paris Saïd Moussi pour "consultations" suite à l'affaire Amira Bouraoui. La militante des droits humains franco-algérienne a quitté illégalement l’Algérie pour la Tunisie où elle a été arrêtée le 3 février. Risquant d’être expulsée vers l’Algérie, la militante a demandé protection consulaire à la France, détenant également un passeport français. Elle a donc pu embarquer à bord d’un avion pour la France le 6 février. Alger a dénoncé une “exfiltration clandestine et illégale” de la France, et a rappelé son ambassadeur à Paris, Saïd Moussi.
 

Si j'en crois la presse algérienne, la relation franco-algérienne a été fragilisée alors que [l'affaire Bouraoui] c'est une non-affaire.
Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger


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 Une non-affaire pour une relation sensible

Une “non-affaire” pour l’ancien ambassadeur à Alger, Xavier Driencourt. “Si j'en crois la presse algérienne, la relation franco-algérienne a été fragilisée alors que c'est une non-affaire. Ce sont les Algériens qui ont inventé l'histoire de l’exfiltration. Mais je ne vois pas la DGSE (Services secrets français) dont ce n'est ni la mission ni l'action, se lancer dans cela”, déclare-t-il. “La France a exercé ce qu'on appelle la protection consulaire à l'égard d'une personne qui a la nationalité française. Et si elle ne l'avait pas exercée, les mêmes nous auraient reproché de ne pas avoir fait jouer cette protection”, conclut-il. 

Selon le chercheur Brahim Oumansour, cet épisode est symptomatique de la fragilité de cette relation franco-algérienne. 

“Cette affaire traduit la complexité et la sensibilité des relations entre l'Algérie et la France, liées bien sûr au passé colonial. Un rapprochement entre ces deux pays est très, très difficile, malgré la bonne volonté affichée par les deux gouvernements”, explique-t-il.

 “Il suffit d'un simple incident diplomatique, pour relancer les tensions entre les deux pays. Mais il y a une prise de conscience des deux États que l'un a besoin de l'autre”, poursuit-il. “La France a besoin de l'Algérie, notamment suite à l'échec diplomatique au Mali. L'Algérie est le médiateur historique traditionnel au Mali, et a aussi dirigé les négociations en 2014 qui ont abouti à un accord de 2015, l'accord d'Alger. C’est un pays qui est respecté par les autorités maliennes pour le moment, sur lequel la France peut s'appuyer dans sa stratégie de redéploiement dans la région. Cela contribue également à cette volonté de rapprochement entre les deux pays”, conclut Brahim Oumansour. L'accord d'Alger est un accord de paix signé entre le pouvoir central de Bamako et la Coordination des mouvements de l'Azawad.
 

Mais derrière ces refroidissements avec la France, il y a aussi les tensions exacerbées entre les deux pays voisins, le Maroc et l’Algérie, qui jouent un rôle majeur. Alger a rompu ses relations diplomlatiques avec Rabat en août 2021, suivie de la fermeture de l’espace aérien entre les deux pays en septembre 2021. La situation du Sahara occidental étant le point de discorde entre ces deux pays. 
 

La France n’a pas du tout tenté de jouer un rôle de médiateur depuis cette rupture. Mais elle a toujours essayé de ménager les deux Etats.
Brahim Oumansour, Directeur de l'Observatoire du Maghreb et chercheur à l'IRIS
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La France observatrice, plutôt que médiatrice

 

Dans ce contexte de tension entre les deux pays voisins, la France est restée plutôt à distance de la situation, comme le confirme le directeur de l’Observatoire du Maghreb, Brahim Oumansour. “La France n’a pas du tout tenté de jouer un rôle de médiateur depuis cette rupture. Mais elle a toujours essayé de ménager les deux Etats”, a-t-il expliqué. “Elle se trouve même dans une situation délicate, privilégiant le silence, plutôt qu’une position qui risquerait de froisser l'un ou l'autre des dirigeants antagonistes”, poursuit le chercheur. 

La cheffe de la diplomatie française a néanmoins répété lors de sa visite au Maroc en décembre 2022, la "position claire et constante" de la France sur le sujet du Sahara occidental. Catherine Colona avait alors déclaré  que "le Maroc sait qu'il peut compter sur l'appui de la France",  relevant "l'urgence" de parvenir à une solution politique "durable".

 Selon Brahim Oumansour, le rapprochement entre Paris et Alger est perçu par Rabat comme étant au détriment du Maroc, qui attend une réaction plus concrète de la France sur la situation du Sahara occidental. 

“Rabat réclame sa souveraineté complète sur ce territoire et elle durcit sa position grâce à la reconnaissance de la marocanité de ce territoire sahraoui, par les Etats-Unis, l’Espagne”, explique le chercheur. “Aujourd'hui Rabat exige qu'il est du devoir même de ses des autres alliés, notamment occidentaux, et donc de la France de suivre cette ligne”, poursuit Brahim Oumansour.

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“De son côté, l’Algérie soutient la solution onusienne et le Front Polisario qui revendique son droit à l’autodétermination. Cela crée des crispations entre la France et chacun de ces deux pays qui exercent de la pression sur leur partenaire français pour prendre position”, conclut-il.

Le soutien des États-Unis envers le Maroc traduit les investissements américains dans la région, comme le souligne aussi Xavier Driencourt. “Les États-Unis ont énormément investi en Méditerranée, au Maroc, mais aussi en Algérie. Je l’ai vu lorsque j'étais ambassadeur à Alger. Les Américains sont très présents dans cette zone. Ils sont au Maroc depuis plusieurs années et cela a sans doute, des conséquences sur la relation entre la France et le Maroc”, raconte-t-il. 

La normalisation avec Israël, le point de discorde

 

Mais la question qui fâche l’Algérie, selon le diplomate, c’est la position sur le Sahara ociddental et les relations entre le Maroc et Israël. Une relation que Paris ne voit pas toujours d’un très bon œil selon le chercheur Brahim Oumansour. “Le rapprochement entre Rabat et Tel-Aviv a été mal perçu par Paris, également, tout comme l’affaire Pegasus”, constate-t-il.

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“De fait, les allégations sur une implication marocaine dans l’affaire de corruption au sein de l’Union européenne ont été perçues comme une provocation pilotée par Paris du côté de Rabat”, poursuit-il. 

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Il faut sortir de ce tête à tête compliqué et parfois malsain entre la France et l’Algérie d’une part, et entre la France et le Maroc d’autre part.
Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger
Alors le rapprochement de la France envers l’un de ces deux pays se fait-il au détriment de l’autre, et inversement  ? C’est en tout cas ce genre de situation étriquée pour Paris que Xavier Driencourt regrette. “Il faut sortir de ce tête à tête compliqué et parfois malsain entre la France et l’Algérie d’une part, et entre la France et le Maroc d’autre part. La France y est sans cesse utilisée par l’un ou par l’autre de ces deux pays. Il faut trouver d’autres solutions”, explique-t-il. 
 
Selon Xavier Driencourt, c'est une structure trop lourde pour gérer les relations entre ces pays. “Il faudrait inventer un nouveau mécanisme pour progresser. Il y a une dizaine d’années, on avait pensé à créer l’UPM (Union pour la méditerranée), mais je pense qu’il faut centrer les discussions autour de six pays de la zone : les trois pays au sud de l’Europe : l’Espagne, la France et l’Italie, et des trois pays au nord de l’Afrique : le Maroc, l’Algérie et  la Tunisie”, présente-t-il.

Initiée en 2008, par Nicolaz Sarkozy, l'UPM est une organisation intergouvernementale réunissant 42 pays membres, soit les 27 de l’Union européenne et les 15 pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Son projet initial était de promouvoir le dialogue et la coopération dans la région. 

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“Ces pays ont les mêmes problèmes liés aux questions énergétiques, économiques, migratoires, et il faut les traiter dans un cadre approprié que l’Union européenne ou même l’UPM ne peuvent proposer”, continue l’ancien diplomate.

Tourner la page ? 

Selon l’ancien ambassadeur de France à Alger, la France avait dans le passé réussi à maintenir un “certain équilibre” entre les deux pays maghrébins. “C'est moins facile aujourd'hui parce que les interlocuteurs ne sont plus les mêmes, le contexte international n’est plus le même. Il y a toujours cette affaire du Sahara occidental, mais il y a aussi les accords d'Abraham”, détaille Xavier Driencourt.

Les relations compliquées ne peuvent être que temporaires. On est obligés du côté marocain et du côté français de tourner la page.
Xavier Driencourt

Signés en 2020, les accords d'Abraham sont un traité de paix et définissent la normalisation des échanges avec l'Etat d'Israël et les Emirats Arabes Unis et Bahreïn dans un premier temps, suivi par le Maroc et le Soudan par la suite. C'est Donald Trump, président des Etats-Unis à ce moment qui s'est chargé de réunir ces Etats autour de ces accords.

Xavier Driencourt estime malgré tout qu'il est primordial de reprendre de bonnes relations avec Rabat. “C’est nécessaire parce que nous sommes voisins, nous avons en commun de nombreuses questions. Les relations compliquées ne peuvent être que temporaires. On est obligés du côté marocain et du côté français de tourner la page. C’est le rôle de la diplomatie”, conclut-il.
 

Une page tournée avec la visite d’Emmanuel Macron à Rabat comme cela était prévu au printemps ? Rien n’est moins sûr. “Cette visite risque d’être reportée, voire annulée, avec la fin de mission de l’ambassadeur et son non remplacement”, déclare Brahim Oumansour.

"Pour le moment, nous ne voyons pas de signe de réchauffement dans les déclarations officielles des deux côtés", explique-t-il. “Rabat continue d’avoir des attentes très claires concernant le positionnement de Paris sur le Sahara occidental, et les conditions ne sont pas encore très favorables pour une visite présidentielle. Le durcissement des positions marocaine et algérienne rendent la situation très difficile pour la diplomatie française. Paris est assez transparent sur la question”, annonce Brahim Oumansour.