Poutine-Biden : quelle perspective pour le dialogue stratégique russo-américain ?

Un échange téléphonique a eu lieu jeudi 30 décembre entre les présidents des États-Unis et de la Russie, Joe Biden et Vladimir Poutine. Depuis leur rencontre le 16 juin à Genève, c’est le deuxième entretien en moins d'un mois, avant une nouvelle rencontre à venir les 9 et 10 janvier, toujours à Genève. Un dialogue intensifié où la crise ukrainienne et la sécurité européenne figurent au coeur. Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, et chercheuse spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes nous explique les enjeux de ces échanges. Entretien.
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Biden appelle Poutine
Le président américain Joe Biden, dans sa résidence privée de Wilmington, Delaware, pendant son appel avec le président russe, Vladimir Poutine, le 30 décembre 2021.
(Adam Schultz/The White House vía AP)
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TV5MONDE : Quel est l’enjeu du dernier entretien du 30 décembre entre Joe Biden et Vladimir Poutine ?

Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique et chercheuse spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes : Il y a avant tout une volonté de désescalade. Il s’agit d’une situation de crise. Il y a une pression militaire russe à la frontière avec l'Ukraine, des propositions de la Russie sur un remodelage de la situation stratégique dans le voisinage immédiat (ex-URSS) et plus largement, sur le paysage de sécurité européenne. Il est difficile pour les États-Unis de ne pas y répondre, ne serait-ce que pour essayer de mieux mesurer la réalité de la tension militaire et arriver à cette désescalade. Les Russes ont des demandes très maximalistes. Le dialogue est cependant nécessaire pour voir ce qui est négociable ou pas. 

À Moscou, on a l’impression que Joe Biden est quelqu'un avec qui le dialogue est possible.Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique

TV5MONDE : Qu’en est-il ressorti ? 

Isabelle Facon : Peu de choses finalement. Du côté américain, Joe Biden veut définir ce sur quoi il peut s’entendre avec les Russes. C'est assez naturel que les Américains se mobilisent, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'ils vont accéder à toutes les demandes des Russes. Depuis que Joe Biden est arrivé au pouvoir, il a manifesté une volonté de discussion avec les Russes, pour essayer d’obtenir une stabilisation des relations, qui se sont énormément dégradées au cours des dernières années.
Ces deux premières puissances nucléaires mondiales veulent essayer de ne pas s’embourber dans des situations conflictuelles. En tout cas à Moscou, on a l’impression que Joe Biden est quelqu'un avec qui le dialogue est possible. 

TV5MONDE : Plus qu’avec son prédécesseur, Donald Trump ? 

Isabelle Facon : Trump voulait aussi discuter avec les Russes, mais il avait de telles casseroles que c’était compliqué ! Avec le Russia Gate, il avait été accusé d'avoir été élu en partie avec l'aide des Russes. Donc dès qu’il tentait quelque chose en direction de la Russie, il avait le Congrès sur le dos, ainsi qu'une partie de l’opinion publique. 

Mais ce qui est intéressant, c'est que Trump et Biden avaient bien un objectif commun. Les deux considèrent que la Russie est certes un interlocuteur compliqué mais elle est aussi beaucoup plus fragile que la Chine. Et ils aimeraient bien se concentrer plus sur le problème stratégique chinois. Donc ils aimeraient arriver à une relation plus apaisée avec la Russie pour se concentrer sur la Chine. Et cela, les Russes l'ont perçu.

Si on regarde le timing de l'actuelle montée en pression, cela a peut-être joué un peu. Pour la Russie, il y a une opportunité à saisir pour obtenir à minima quelque chose sur les enjeux qui leur tiennent à coeur depuis longtemps.

Entre Européens d'un côté, Russes de l'autre, on n'a pas exactement la même idée sur les responsabilités respectives dans ce conflit ukrainien.Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique

TV5MONDE : Pourquoi la Russie parle de la crise ukrainienne avec les Etats-Unis et pas avec les Etats européens ? 

Isabelle Facon : Côté russe, pour l'instant, il n'est pas prioritaire de solliciter les Européens. Certains officiels russes ont dit qu'associer les Européens aux discussions reviendrait à s’embourber dans un marécage. Cela rejoint une posture assez nette depuis maintenant plusieurs années. Les Russes en sont arrivés à la conclusion que ni les Français ni les Allemands n'ont vraiment l'intention de mettre la pression sur l'Ukraine pour réaliser sa part des accords de Minsk (2014), qui étaient censés régler le conflit dans le Donbass.

On a vu l'évolution de la position russe sur le sujet. Avant, il n'était pas du tout question que les Américains soient associés ou aient un rôle à jouer par rapport aux accords de Minsk. Aujourd'hui, il semblerait que la Russie considère que les Européens sont incapables de régler cette crise, et aussi que les Français et les Allemands sont trop suivistes par rapport aux Etats-Unis pour essayer de faire bouger les choses dans le sens qu'escomptaient les Russes. 

Il faut dire qu'entre Européens d'un côté, Russes de l'autre, on n'a pas exactement la même idée sur les responsabilités respectives dans ce conflit. C’est pourquoi la Russie, qui trouve que les Européens n'ont pas de "personnalité" sur le plan stratégique s'est orientée vers l'idée de s'appuyer sur le dialogue stratégique bilatéral avec les Américains. Elle se dit que finalement, si quelqu'un dispose de leviers sur l'Ukraine, ce sont peut-être les Américains.

(Re)voir Ukraine : Joe Biden et Vladimir Poutine se mettent en garde mutuellement par téléphone

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TV5MONDE : Les États-Unis et ses alliés européens sont-ils sur la même ligne ? 

Isabelle Facon : Ce que disent les Américains, c'est qu'ils ne discuteront rien avec les Russes qui concerne leurs alliés européens ou l’Ukraine sans leur en référer. Et c'est aussi pour cela qu’après la rencontre entre Russes et Américains de janvier à Genève, il y aura un Conseil OTAN-Russie qui ramènera dans le jeu les alliés des États-Unis, puis une discussion avec l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), à laquelle participera l’Ukraine. Il y a vraiment cet effort côté américain pour renvoyer l'image d'une discussion qui n'est pas qu'à deux, qui se tiendrait dans le dos des Ukrainiens et des alliés Européens.

Vladimir Poutine, dans sa perspective à lui, veut montrer que pour les États-Unis et l’OTAN, l’Ukraine est moins importante qu’elle ne l’est pour la Russie.Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique

Du côté des Occidentaux, il n’y a pas grand monde qui voudrait s'engager à défendre l'Ukraine en cas d'attaque. Il est surtout question de sanctions, d'actions punitives, mais on n'imagine pas l'OTAN ou les États-Unis intervenir en cas d'invasion de l'Ukraine par la Russie, qu'elle soit totale ou partielle. 

TV5MONDE : Quelles sont les attentes concrètes de Vladimir Poutine concernant Joe Biden ? 

Isabelle Facon : Les Russes se doutent bien qu'il n'y aura pas une adhésion massive et complète aux propositions qu'ils ont faites. Ce n’est d'ailleurs pas la première fois qu'ils font des propositions sur un nouveau traité de sécurité européenne. Il y avait déjà un précédent en 2008. C'est aussi une façon d'exprimer des préférences, des préoccupations. Vladimir Poutine, dans sa perspective à lui, veut montrer que pour les États-Unis et l’OTAN, l’Ukraine est moins importante qu’elle ne l’est pour la Russie. Il faut donc trouver un équilibre des intérêts des uns et des autres, qui tiennent compte de cette réalité.

Concernant l'Ukraine, il n'y a pas seulement la question de la non-adhésion à l'OTAN, même si ça reste un point très important. Moscou veut que les Occidentaux s'engagent à ne pas déployer sur le territoire de l'Ukraine des systèmes militaires qui pourraient constituer une menace pour la sécurité de la Russie, qu'ils limitent leur assistance militaire à l'Ukraine. 

TV5MONDE : La Russie réaffirme-t-elle aussi sa puissance régionale et globale dans cette crise, en voulant négocier uniquement avec les États-Unis ?

Isabelle Facon : Je n'en ferai pas l'enjeu majeur, même si c’est toujours un fil conducteur dans la politique étrangère et de sécurité de la Russie. Il y a toujours cette idée qu'elle doit être considérée comme une grande puissance capable de  peser dans les affaires du monde. Cet élément-là irrigue toujours l'ensemble de la politique extérieure russe. Mais dans cette crise, on ne peut pas ramener tout à cela. Même si, bien évidemment, les Russes seront très satisfaits de pouvoir faire valoir qu’ils ont un dialogue privilégié avec les Américains, ce qui, effectivement, sous-tend que la Russie est une grande puissance, malgré ses faiblesses.

On peut reconnaître que ces dernières années, elle arrive à peser néanmoins sur de nombreux dossiers, de la Syrie à la Libye, en passant par le Mali, le Caucase, l'Afghanistan et le dossier nucléaire iranien. La question de l'Ukraine est centrale. On le voit dans tous les derniers discours de Vladimir Poutine. C'est devenu un dossier très symbolique dans cette frustration de la Russie sur la façon dont l'architecture de sécurité s'est établie dans l'après-guerre froide, selon sa perception. C'est-à-dire une architecture de sécurité qui exclut la Russie, avec l’OTAN d’un côté, l’Union européenne de l’autre, qui se sont toutes les deux élargies. La Russie estime qu'elle n’y a pas sa place, et que de fait, cela la repousse aux frontières de l'espace politique et de sécurité européen.

 

TV5MONDE : A part l'Ukraine, y a-t-il d’autres dossiers dans ce dialogue russo-américain entre Vladimir Poutine et Joe Biden ? 

Isabelle Facon : Bien évidemment. En juin dernier, il y avait eu un premier sommet, où les Russes avaient obtenu des choses qui leur tenaient à cœur depuis un moment, comme relancer le dialogue avec les Etats-Unis sur des questions qui touchent à l'équilibre de la dissuasion nucléaire, entre les deux pays. A priori, les prochaines discussions  russo-américaines du 9 et 10 janvier à venir, à Genève, s’inscrivent dans ce dialogue initié pour relancer la discussion sur le désarmement nucléaire et l’équilibre stratégique entre les deux puissances. 

Il y a aussi cette question de la cyber sécurité, extrêmement déstabilisante, car il est difficile d'attribuer les attaques. C'est un sujet qui suscite énormément de tensions entre les deux pays. Ils savent qu’ils ont intérêt à en discuter, pour trouver un moyen de stabiliser les relations. Désarmement nucléaire, stabilité stratégique, cybersécurité faisaient partie de l’agenda de discussion décidé en juin à Genève. À cela s’est juxtaposé le dossier ukrainien. Et cela peut mettre en péril les avancées de Genève si la discussion à venir se passe mal.

Enfin, le facteur chinois me semble présent, en arrière-plan, même pour Biden. Pour lui, le calibrage de la réponse qui sera faite à la Russie devra tenir compte de la manière dont la Chine pourrait interpréter cette réponse. Il ne faut pas donner l'impression qu'on est faible. Déjà, le retrait précipité des troupes américaines en Afghanistan a pu être vu à Pékin comme le signe d’une faiblesse, d’un repli international.