Fil d'Ariane
Derniers préparatifs. Encore quelques coups de chiffons et tout sera prêt. Enfin. Depuis 2013, le monument aux « héros de l’Armée noire » installé dans le parc de Champagne, à Reims attend d’être officiellement inauguré.
A quelques jours du centenaire de la signature de l’armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale, Emmanuel Macron fait une halte à Reims pour rendre hommage aux près de 200 000 tirailleurs venus combattre en France. Parmi eux beaucoup de Maliens s’étaient engagés d’où la présence du président Ibrahim Boubacar Keïta à cette cérémonie qui vient clore l’histoire tumultueuse de ce monument. Elle illustre bien la difficile reconnaissance de ces troupes coloniales par la France.
Cette statue a enfin trouvé une place honorable, à la vue de tous, dans le parc de Champagne en périphérie de Reims. Abrité par des arbres, le monument représente cinq soldats en bronze qui avancent dans un même mouvement, unis. Un officier français portant un drapeau est entouré de combattants africains et d’un tirailleur sénégalais.
« Tout le monde va dans le même sens, les soldats africains portant ou soutenant le soldat français dans sa démarche ou dans son attaque », nous décrit Julien Fargettas, directeur départemental de l’office national des anciens combattants et victimes de guerre. Il est aussi l’auteur du livre Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945.
Le monument actuel installé là en 2013 est en fait une copie de celui déjà érigé à Reims et à Bamako au Mali en 1924 pour rendre hommage aux soldats africains ayant combattu en France lors de la Première Guerre mondiale.
Le choix de la ville champenoise n’est alors pas anodin. C’est là que les troupes venues des colonies se sont particulièrement illustrées aux côtés des soldats de la métropole. Entre les mois de mai et juillet 1918, 15 000 tirailleurs sont impliqués dans les combats pour défendre la ville menacée par une offensive allemande. Près de 2200 d’entre eux y perdront la vie.
Après guerre, il est décidé de célébrer la bravoure de cette « Armée noire » comme elle est appelée, par un monument symbolique inauguré à Reims et son jumeau à Bamako. « Les troupes noires ont participé aux batailles les plus sanglantes de la guerre et elles ont su mériter l’estime des populations civiles tout autant que l’admiration de leurs chefs », peut-on lire dans les colonnes d’un journal local. « Le monument de 1924 a été érigé grâce à une souscription publique notamment des habitants de Reims. Il y a une vraie reconnaissance populaire », relate l’historien Julien Fargettas.
Le plébiscite populaire l’emporte sur le relativisme de certains généraux français. Ces derniers ont alors l’impression que la gloire d’avoir sauvé Reims leur est confisquée par ces troupes coloniales. « En 1924 quand on choisit de célébrer les soldats noirs, africains on se retrouve face à une légère polémique car évidemment ils n’ont pas été les seuls défenseurs de Reims. Il a fallu choisir un lieu symbolique et certains - les soldats métropolitains, les généraux - en ont eu ombrage mais il y a eu un consensus ensuite pour l’inauguration de ce monument », remarque Julien Fargettas.
« Les discours, tout en rendant hommage aux soldats de l’Armée noire, exaltaient la fibre patriotique, la renaissance de Reims, érigée en ‘ville martyre’ et la vitalité de l’Empire colonial », synthétise Jean-Pierre Husson, historien auteur d’un dossier "Les soldats indigènes, oubliés des deux guerres mondiales". Il a aussi participé à l'initiative de restauration du monument.
« On veut rendre hommage à ces soldats, explique Julien Fargettas, parce qu’on les a fait venir d’ailleurs pour combattre sur un front et dans une guerre qui était extrêmement difficile. Et puis il s’agissait de célébrer l’empire, cette France aux 100 millions habitants comme on disait à l’époque. A travers ce monument on célèbre le tirailleur et l’idée coloniale, l’idée impériale ».
A peine vingt ans plus tard, cette reconnaissance est balayée. Le monument est retiré manu militari par les nazis en 1940. « Les Allemands ont une vieille rancune contre ces Africains qui pendant la Grande Guerre ont été présentés comme des sauvages, souligne Julien Fargettas. Une forte propagande à leur encontre s’est mise en place. Et puis en 1940, les nazis vont perpétrer des massacres à l’endroit des combattants coloniaux et particulièrement contre les troupes africaines. »
Mystère quant au devenir de cette statue. Et jusque dans les années 1960 on ne parle plus d’en fabriquer une nouvelle. Il y a des difficultés financières de la ville de Reims mais aussi des obstacles politiques et idéologiques en cette période de décolonisation sur le continent africain.
« Avec la fin de la guerre d’Algérie qui clôturait le long et difficile processus de décolonisation, la reconstruction à l’identique du monument ancien fut écartée parce que ce monument évoquait l’engagement des troupes indigènes dans la Première Guerre mondiale d’une façon qui pouvait être considérée désormais comme trop coloniale, voire trop colonialiste », explique l’historien Jean-Pierre Husson dans un long article consacré à cette histoire.
La ville retient donc l’idée d’un monument plus simple, plus sobre, plus discret érigé en 1963.
Il faut croire que le travail mémoriel fait son chemin en France comme sur le continent quarante ans plus tard. « Dans ces années 2000, la journée du tirailleur au Sénégal est un des exemples de cette réappropriation mémorielle en Afrique comme en France et ce nouveau monument est le symbole de cette histoire partagée qui est revenue au goût du jour, relate Julien Fargettas. Une initiative rémoise décide de rendre hommage à ces soldats africains en reprenant le monument de 1924 qui cette fois va vraiment rendre hommage aux soldats africains tels qui l’ont été pendant la Grande Guerre. »
Il verra le jour finalement 13 ans plus tard et ne sera officiellement inauguré que ce 6 novembre 2018. Une manière de refermer ce chapitre et de revaloriser peut-être la participation de ces troupes africaines dans l’Histoire de France. Cent ans après.