Fil d'Ariane
“Jamais Marine Le Pen n’avait été aussi dédiabolisée au sein de l’opinion publique”, s’alarment Antoine Bristielle et Max-Valentin Robert, dans une enquête menée par la Fondation Jean Jaurès intitulée “Le dossier Le Pen, Idéologie, image, électorat.” Les derniers sondages viennent appuyer ces propos. La société internationale YouGov donne 25% d’intentions de votes à la candidate d’extrême droite au premier tour contre 27% pour le président sortant Emmanuel Macron. Selon la neuvième vague de l’enquête électorale réalisée par Ipsos-Sopra Steria, elle se situe à 21,5% des intentions de vote au premier tour. Emmanuel Marcon dans cette enquête obtient 26,5% des intentions de vote.
Je n’en suis pas du tout au point de penser que Le Pen va être élue, mais si elle y arrive, la manière dont elle y sera parvenue sera en fait assez claire https://t.co/53pNUddGnn
— mathieu gallard (@mathieugallard) April 4, 2022
Avec de tels scores, Marine Le Pen peut espérer une victoire au second tour de l’élection présidentielle. Selon Martial Foucault, directeur du Centre de recherches politiques de Science Po (CEVIPOF) et professeur de science politique, plusieurs facteurs ont contribué à la popularité du Rassemblement National (RN) lors de cette élection. D’abord, la candidature d’Éric Zemmour est bénéfique pour Marine Le Pen selon lui. Il estime aussi que la candidate a réussi à s’approprier des enjeux importants de la campagne présidentielle, comme le pouvoir d’achat.
TV5MONDE : Qu'est-ce qui a contribué à la "normalisation" des idées de Marine Le Pen ?
Martial Foucault : Essentiellement un acteur. C’est le candidat Éric Zemmour. Indubitablement, il a contribué à rendre Marine Le Pen moins radicale qu’elle ne l’était en 2017, sans pour autant que le fond du programme du Rassemblement National (RN) ne soit modifié.
Ensuite, c’est un effet de campagne qui a contribué à ce que les électeurs français perçoivent Marine Le Pen comme plus fréquentable. Mais ça, c’est le discours. Elle a laissé Éric Zemmour dérouler ses thèmes, qui étaient les siens en 2017, à savoir l’immigration, la sécurité, la question européenne. Là, elle n’a pas beaucoup insisté sur ces thématiques.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu'à force pour Marine Le Pen de répéter ces questions de pouvoir d’achat, elle marque les esprits des électeurs.Martial Foucault, directeur du CEVIPOF
Elle s’est plutôt orientée vers d’autres sujets pour cette campagne. Il y a eu la question de la liberté, des protections, du pouvoir d’achat. Tout ça a contribué à la normaliser par rapport à d’autres candidats qui déclinent les mêmes thématiques.
TV5MONDE : Selon un sondage réalisé par Harris Interactive pour le magazine économique français Challenges, 47% des personnes interrogées estiment qu’elle est “la candidate la plus crédible pour garantir” le pouvoir d’achat des français. Comment expliquer cela ?
Martial Foucault : Tout le monde découvre cette thématique et ce que l’on appelle dans le jargon de la science politique la propriété de l’enjeu. En 2015-2016, nous travaillions sur la préparation de l’élection présidentielle de 2017. On avait été frappé par le fait que Marine Le Pen s'installait comme la candidate la plus crédible sur les questions de politique sociale, faisant jeu égal avec les forces de gauche de l’époque.
C’est une dynamique qui n’a pas émergé seulement dans cette campagne. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu'à force pour Marine Le Pen de répéter ces questions de pouvoir d’achat, elle marque les esprits des électeurs. Ils la jugent crédible sur ces questions, par un effort qu’elle a accompli en saisissant mieux que d’autres candidats cette priorité des électeurs.
Je pourrais même dire que c’est le programme le plus à gauche de tous les programmes du Front National puis du RN à une élection présidentielle.Martial Foucault, directeur du CEVIPOF
C’est un jeu d'offres et de demande. On dit beaucoup que pour 50% des Français, le pouvoir d’achat est la priorité numéro une. Cela ne veut pas dire que tous les candidats y ont répondu avec la même intensité. Je crois que Marine Le Pen a fait l’effort d’apporter des réponses claires et acceptables de façon assez surprenante. Je pense que de tous les programmes du RN depuis maintenant 40 ans, c’est certainement celui qui est le plus volontariste en terme d’intervention de l’ État sur des politiques redistributives. Je pourrais même dire que c’est le programme le plus à gauche de tous les programmes du Front National puis du RN à une élection présidentielle.
TV5MONDE : En face de Marine Le Pen, il y a Emmanuel Macron. Pour le second tour, le président sortant est au coude à coude dans les sondages avec la candidate d’extrême droite. Qu’est-ce que cela signifie ?
Martial Foucault : Ce qui est certain, c’est qu’il y a une dynamique depuis maintenant quatre semaines où l’écart se rétrécit. Cela nous dit que le duel du second tour commence à être de plus en plus précis. Marine Le Pen a une stratégie totalement différente que celle adoptée en 2017 pour faire face à Emmanuel Macron.
Dans les sondages, en cas de second tour opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen, les scores se resserrent de plus en plus.
Est-ce qu’elle va entamer une stratégie de coalition affective anti-Macron ? Est-ce qu’elle est en mesure d’être la candidate qui va être le point de ralliement de tous les électeurs, quels que soient leurs positionnements idéologiques ? L’enjeu est ne pas permettre à Emmanuel Macron d’être réélu.
Plus l’écart est faible, plus cette stratégie de coalition anti-Macron peut se mettre en place.Martial Foucault, directeur du CEVIPOF
C’est un petit peu ce qu’il s’est passé en Italie, avec la coalition du mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord de Salvini. Il ne s’agirait pas d’une coalition sur des arguments sociologiques, c’est-à-dire rassemblant les mêmes catégories d’électeurs. C’est aller chercher les affects des Français qui seraient radicalement opposés à Emmanuel Macron. Plus l’écart est faible, plus cette stratégie de coalition anti-Macron peut se mettre en place.
TV5MONDE : Marine Le Pen semble avoir réussi à faire oublier ses positions pro-Poutine. Comment a-t-elle fait ?
Martial Foucault : Je crois qu’au moment où la guerre en Ukraine a débuté, Marine Le Pen a rapidement condamné l’invasion, ce que n’a pas fait Éric Zemmour. Très vite, elle a pris une tangente davantage sur les questions de l’OTAN que sur la question de la Russie. Elle a laissé entendre que les États-Unis ont joué un rôle qui devait interroger sur la souveraineté stratégique de la France, étant prisonnière de la communauté internationale.
Finalement, elle plaidait pour que cette guerre cesse avec un soutien plus fort de la France. Ce que n’a pas fait Éric Zemmour. Ce dernier s’est retrouvé embourbé dans deux déclarations. Quelques jours avant l’invasion, il disait que c’était un fantasme de voir l’Ukraine envahie par la Russie. Il a aussi indiqué que ce qui important pour lui, c’est le style de pouvoir exercé par Poutine, avec un style autoritaire indispensable pour affirmer ses positions face à la communauté internationale. Il a fallu deux à trois semaines pour qu’Éric Zemmour commence à reconnaître que ce qu’il se passait en Ukraine était inacceptable.
Cela se voit très bien dans les intentions de vote. Il y a une coupure à la dernière semaine de février. Les intentions de vote pour Éric Zemmour ont commencé à dévisser. À l’inverse, pour Marine Le Pen, ça progresse. Elle a réussi à ne pas faire sa campagne à cette période uniquement sur les questions ukrainiennes. Elle a dévié sur le pouvoir d’achat. Ça lui a permis de s’affranchir des questions embarrassantes sur ses opinions pro-russes.