Fil d'Ariane
La vice-présidente Kamala Harris apparaît comme la candidate la plus légitime à l'investiture démocrate après le retrait de Joe Biden de la campagne électorale, ce dimanche 21 juillet. À trois mois de l'élection, quels sont les enjeux d'une telle décision pour le parti démocrate ? Alexis Pichard, chercheur en politique américaine et auteur du livre "Trump et les médias - l'illusion d'une guerre" répond à nos questions. Entretien.
Le président Joe Biden (à droite) parle depuis la salle Roosevelt de la Maison Blanche à Washington et la vice-présidente Kamala Harris, , le dimanche 14 juillet 2024.
Elle est quasi assurée d'être désignée candidate par son camp. Dans un communiqué du 22 juillet, Kamala Harris se dit "fière d'avoir acquis le large soutien nécessaire pour devenir la candidate du parti". Avant même l'annonce officielle de sa candidature, l'actuelle vice-présidente du président Joe Biden teste déjà sa popularité auprès des électeurs. Elle tient ce mardi 23 juillet un meeting dans le Wisconsin. Kamala Harris a moins de quatre mois pour convaincre l'Amérique.
Quels sont les enjeux de l'abandon de Joe Biden pour les démocrates dans cette campagne électorale ? Eléments de réponse avec Alexis Pichard, chercheur en politique américaine et auteur du livre "Trump et les médias - l'illusion d'une guerre".
TV5MONDE : Depuis quelques semaines, des figures démocrates appelaient Joe Biden à renoncer à sa candidature à l'élection présidentielles. La décision de l'actuel président américain de quitter la campagne a-t-elle été une surprise ?
Alexis Pichard : La pression sur Joe Biden était telle au sein du parti démocrate qu’il ne pouvait pas tenir sa candidature. Des bruits circulaient déjà sur un possible désistement du président ce week-end. Malgré tout, cela a été assez surprenant puisque dans la journée de dimanche, Joe Biden avait encore réitéré son intention de rester dans la course pour battre Donald Trump.
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Les dernières semaines ont cependant été catastrophiques pour Joe Biden en terme d'image. Que ce soit le débat face à Donald Trump du 27 juin, ses dernières conférences de presse calamiteuses, ou le fait qu'il ait contracté le Covid... Tous ces micro-événements ont provoqué la décision du Président Biden de se retirer.
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Quand Donald Trump, qui est à peine plus jeune que lui, survit à une tentative d'attentat, Joe Biden, lui, doit arrêter sa campagne parce qu'il a contracté le Covid. Alexis Pichard, chercheur en politique américaine
TV5MONDE : La popularité de Donald Trump s'est envolé depuis sa tentative d'assassinat. Cela a-t-il joué dans la décision de Joe Biden ?
Alexis Pichard : Cette séquence a, en effet, été très bénéfique pour l'image de Donald Trump, surtout chez ses partisans. Elle n'a, à mon sens, pas convaincu d'éventuels indécis ou d'éventuels indépendants de souscrire à son offre politique. Mais elle a eu pour effet de renforcer l'image de Joe Biden en tant que "vieillard".
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Quand Donald Trump, qui est à peine plus jeune que lui, survit à une tentative d'attentat, Joe Biden, lui, doit arrêter sa campagne parce qu'il a contracté le Covid.
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C'est un événement supplémentaire qui a en effet nourri la conversation autour de l'âge de Joe Bien, qui prenait toute la place dans cette campagne. Il n’a pas réussi à se dépêtrer de ce débat autour de sa capacité physique et cognitive à diriger le pays pendant quatre années supplémentaires.
L'establishment démocrate est clairement derrière Kamala Harris. Alexis Pichard
TV5MONDE : Kamala Harris apparaît comme la candidate naturelle. Fait-elle réellement l'unanimité au sein des démocrates ?
Alexis Pichard : Alexandra Ocasio-Cortez, élue au Congrès américain et représentante du 14e district de New York, avait déjà déclaré que Kamala Harris ne faisait pas l'unanimité au sein du parti. Elle a cependant changé de position très rapidement et a rallié la candidature de Kamala Harris après que Joe Biden lui même l'ait adoubée. Il en va de même pour Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts. Ces deux femmes sont pourtant des figures d'une gauche plus radicale que Kamala Harris au sein du parti démocrate. Il y a donc un consensus qui se forme autour de sa candidature.
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Mais, il y a aussi des voix plus dissonantes. Barack Obama, par exemple n'a pas apporté son soutien à sa candidature. Peut-être préfère-t-il qu'elle fasse ses preuve et qu'elle décroche son investiture à la force de son travail, de son mérite, de ses idées ?
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En tout cas, l'establishment démocrate est clairement derrière Kamala Harris. Cela faisait déjà quelques temps qu'elle s'était positionné pour prendre la suite de Joe Biden. Le parti démocrate avait commissionné des sondages pour savoir comment elle s‘en sortirait face à Donald Trump. Les premiers résultats étaient assez positifs. Elle était même donnée gagnante contre Donald Trump, ce qui n'était pas forcément le cas pour Joe Biden.
Cependant, il ne faut pas se leurrer sur le placement politique de Kamala Harris. Elle n'est pas une figure majeure de la gauche américaine. Elle est plutôt centriste, voire de centre droit sur certaines thématiques, comme la justice, le régalien, la police ou la sécurité intérieure. Mais elle a donné suffisamment de gages sur des thématiques sociales comme le mariage gay ou l'avortement, pour s'attirer les soutiens démocrates.
Elle incarne un renouvellement en politique que les démocrates et même une large partie des indépendants souhaitaient. Alexis Pichard
TV5MONDE : Le parti démocrate peut-il choisir un.e autre candidat.e à trois mois de l'échéance électorale ?
Alexis Pichard : Malgré son positionnement plus à droite de Joe Biden, il faut préciser qu'elle incarne quelque chose de fort. C'est une femme. Une femme noire, qui plus est, issue de parents jamaïcains et indiens. Dans tous les cas, elle incarne un renouvellement en politique que les démocrates et même une large partie des indépendants souhaitaient.
Des sondages montraient un rejet absolu du rematch entre Trump et Biden et une envie de nouveauté. Certes Kamala Harris est en place depuis 2020, mais elle n'a pas 82 ans. Elle va tout juste avoir 60 ans, ce qui, pour les médias américains, est un âge très jeune. Elle incarne un certain dynamisme. Lorsqu'elle était procureure générale, puis sénatrice, elle a été particulièrement pugnace et vindicative. Elle a construit une image d'oratrice de talent. D'ailleurs, elle a été la "bête noire" de l'administration Trump, quand en tant que sénatrice, elle a auditionné Brett Kavanaugh, prétendant à la nomination à la Cour Suprême. Elle l'avait étrillé devant les caméras.
Elle est une véritable adversaire pour le parti républicain et pour l'équipe Trump.
Alexis Pichard
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Elle est une véritable adversaire pour le parti républicain et pour l'équipe Trump. C'est une débatteuse hors pair et le match entre un condamné en justice et une ancienne juge risque de donner des débats assez croustillants.
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TV5MONDE : Le bilan économique de Joe Biden est assez positif (baisse de l'inflation, taux de chômage historiquement bas, hausse des salaires, croissance). Est-ce un atout suffisant pour convaincre l'électorat américain ?
Alexis Pichard : En effet, le bilan économique de Joe Biden est bon, voire très bon. Il a fait passer des textes de loi cruciaux, notamment le plan de réduction de l'inflation en 2022, voté avec les seules voix démocrates. Il a eu un impact considérable sur la fiscalité, l'environnement, le prix des médicaments comme l’insuline, ce qui est significatif dans un pays où 30% des Américains sont soit en surpoids, soit diabétiques. Mais toutes les mesures prises dans le cadre de cette loi ont mis un certain temps à être appliquées. C'est cela que les Américains ont du mal à percevoir dans leur quotidien.
Quand l'arrêt Roe vs Wade a été abrogé, les démocrates ont réussi à faire passer une protection légale du droit des Américains homosexuels à se marier. Alexis Pichard
L'administration Biden a aussi eu beaucoup de mal aussi à s’attribuer la paternité de ces mesures. Et cela, c'est peut-être ce qui a été un problème pour le président sortant. Son administration n'a pas su communiquer sur ses réussites, pour montrer aux Américains que si leur vie s'améliore, c'est avant tout parce que Joe Biden a fait passer des projets de loi.
Quand l'arrêt Roe vs Wade (arrêt qui accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays, ndlr) a été abrogé, les démocrates ont réussi à faire passer une protection légale du droit des Américains homosexuels à se marier, justement par crainte que les Républicains ou la Cour suprême ne revienne sur l'arrêt constitutionnel autorisant le mariage entre personnes du même sexe.
Pour revenir sur le plan économique, le chômage est historiquement bas actuellement, la croissance est record, tout comme la création d'emplois, l'inflation est en baisse et les salaires augmentent. Le prix du pétrole, véritable nerf de la guerre, a également chuté. C'est un bilan positif, sur lequel Kamala Harris va pouvoir s'appuyer.
TV5MONDE : Les questions de politique étrangère comme les conflits en Ukraine ou à Gaza vont aussi être des sujets majeurs pour le prochain mandat. Les soutiens américains à Kiev ou Tel-Aviv vont-ils changer ?
Alexis Pichard : Kamala Harris a tout intérêt à marquer sa différence avec les républicains, en sachant que J.D. Vance, le colistier de Donald Trump, a annoncé qu'il se fichait du sort de l'Ukraine. Parmi les Trumpistes qui sont majoritaires dans le parti républicain, il y a des positionnements très anti-guerre, très anti-interventionnisme. L'isolationnisme comme fondement de la politique étrangère est mis en avant, teinté d'une “poutinophilie”, de complaisance vis-à-vis de la Russie.
Ça avait déjà commencé sous Donald Trump qui chante les louanges de Vladimir Poutine depuis longtemps. À priori, sur l'Ukraine, les différences de positionnement entre Trump et l'administration Biden, ou Kamala Harris, ne vont pas changer.
Concernant le soutien à Israël, Joe Biden affichait un soutien certes total, mais de plus en plus distant voire conditionné. Cette coalition va néanmoins certainement demeurer avec Kamala Harris.
TV5MONDE : Même si Kamala Harris a de grandes chances d'être la candidate, d'autres noms circulent, comme Gavin Newsom, Josh Shapiro ou Gretchen Whitmer. Ces noms sont-ils des candidats sérieux ?
Alexis Pichard : Gavin Newsom, gouverneur de Californie, est dans l’optique de l'élection de 2028. L'élection de 2024 ne l'intéresse pas, même en tant que colistier. Mais si Kamala Harris est élue, elle aura peut-être à cœur d'être réélue et elle sera désormais la candidate naturelle du parti en 2028. Cela risque de contrarier les plans de Newsom ou le faire céder à l’appel.
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Gretchen Whitmer, pourquoi pas ? C'est une gouverneure d'un État clé, de l'un des swing states, le Michigan. Cela pourrait être un bon choix. Les élections se font toujours sur ces petits États, notamment du Midwest.
Et Josh Shapiro, à mon sens, est celui qui a eu plus de chances de briguer cette position de vice-président. Il est gouverneur de Pennsylvanie, qui est à nouveau, un gros swing state. C'est aussi un ancien procureur général, comme Kamala Harris. Ils ont beaucoup de points en commun. Il est centriste et un très bon orateur. Cela pourrait être un bon ticket avec Josh Shapiro.
Un ticket avec deux femmes est difficilement concevable. Alexis Pichard
Mais il y a aussi d'autres membres du gouvernement qui pourraient aussi prétendre à ce poste, comme Pete Buttigieg, l’actuel ministre des transports et qui était aussi candidat à l’investiture démocrate en 2020. Il a pour particularité d'être ouvertement homosexuel, d'avoir servi dans l'armée, d'être polyglotte, d'être érudit. Il a une quarantaine d’années, et cela pourrait être un bon choix en termes de représentation. Il plairait aux partisans démocrates et aux électeurs de gauche.
TV5MONDE : Un ticket Harris / Buttigieg a plus de chances d’aboutir qu’un ticket complètement féminin (Harris / Whitmer) ? Les Américains sont-ils prêts pour cela ?
Alexis Pichard : Je n’y crois pas trop. Il y a encore des plafonds de verre pour les femmes, surtout en politique. Le précédent Hillary Clinton en témoigne.
Il y a cette idée que les Américains ne sont pas prêts à élire une femme présidente. Alors un ticket avec deux femmes est difficilement concevable.
J'ai pour exemple la candidature de Barack Obama. Quand il s'est présenté, il avait mis en avant son héritage métis. Et pour contrebalancer sa couleur de peau, il avait justement nommé Joe Biden : un homme politique établi, d'un certain âge et sénateur depuis des décennies. Il avait pour rôle de rallier les électeurs du Sud, généralement plus rigides sur des positions traditionnelles concernant la représentation politique.
Il est donc possible que Kamala Harris ou son équipe fasse le même choix, soit mettre en colistier quelqu'un de plus consensuel et qui ne dénote pas comme elle.