Fil d'Ariane
Images de deux candidats à la présidentielle Donald Trump et Kamala Harris lors de leur unique débat.
Les questions migratoires sont au coeur de la campagne présidentielle américaine. Comment le débat sur cette problématique a-t-il évolué ? Quel est l'impact des discours des candidats sur les immigrés et leurs proches aux États-Unis ? Analyses de deux chercheurs spécialistes du sujet pour TV5Monde.
Vendredi 11 octobre, dans une petite ville du Colorado, l’ancien président des États-Unis Donald Trump a promis à ses partisans de libérer une « Amérique occupée » par les migrants en cas de victoire du 5 novembre.
Il s’oppose ainsi à l’actuelle vice-présidente et candidat démocrate, Kamala Harris, qu’il accuse d’avoir « importé une armée d'étrangers illégaux membres de gangs et de migrants criminels des donjons du tiers-monde ».
(Re)voir : États-Unis : Springfield paralysée après les rumeurs racistes lancées par Trump
Le thème de la lutte contre l’immigration est omniprésent dans cette campagne, surtout dans la bouche de Donald Trump.
« Nous assistons à certains des discours racistes les plus virulents que nous ayons entendus ces dernières années, déplore Heba Gowayed, sociologue à l’université Cuny à New York. Ils impliquent les migrants, mais aussi toutes les personnes racisées ou leurs proches, et sont extrêmement polarisants. C’est en partie le but : on promeut ainsi une vision suprémaciste blanche imaginaire des États-Unis. » Le pays, où la liberté d’expression est protégée par le premier amendement de la Constitution, ne sanctionne pas les discours de haine.
Selon une analyse des 20 derniers discours de Donald Trump par le journal Politico, le candidat républicain diaboliserait les minorités, et selon le média la violence des propos irait crescendo. Le 10 septembre, lors d’un débat télévisé avec Kamala Harris, l'ex-président américain a repris une accusation du camp républicain et de l'extrême droite américaine sur les migrants.
En parlant de la ville de Springfield dans l'Ohio, Donald Trump a déclaré : "ils mangent "des chiens, les gens qui viennent (des migrants, NDRL), il mangent des chats, Ils mangent les animaux de compagnie des habitants. C'est ce qui se passe dans notre pays". Si cette affirmation ne s’appuie sur aucun fondement, elle a eu des conséquences bien concrètes dans cette ville où vivent 20 000 personnes d'origine haïtienne sur 58 000 habitants. Plusieurs dizaines d’alerte à la bombe ont visé des écoles ou des bâtiments publics dans les jours suivants. Des migrants haïtiens ont rapporté un harcèlement raciste et des membres du groupe néo-fasciste Proud Boys ont organisé une parade d’intimidation dans les rues de la ville.
Cette sémantique politique peut nourrir la crainte des minorités, victimes d'appels à la violence.
Non seulement le sujet de l’immigration prend beaucoup de temps d’antenne, il prend aussi des ressources économiques réelles, au détriment des besoins des Américains.
Heba Gowayed, sociologue à l’université Cuny à New York.
« Lorsque Donald Trump appelait le Covid-19 le « virus chinois », nous avions constaté une augmentation des crimes haineux contre les personnes asiatiques, rappelle Ernesto Castañeda, directeur du Centre d'études latino-américaines et latinos et du Laboratoire sur l’immigration de l'American University de Washington. Cette fois, personne n’a été blessé à ma connaissance, mais beaucoup ont peur. L’un des impacts de cette rhétorique, c’est d'obliger les immigrés ou les personnes racisées à être extrêmement vigilants sur leur environnement, sur la langue qu’ils utilisent dans l'espace public, sur la façon dont ils interagissent, parce qu’ils pourraient être une cible à tout moment. »
Heba Gowayed, sociologue à l'Université Cuny de New York, ajoute : « Diffuser une rhétorique politique de division et de haine crée une « libération cognitive » chez ceux qui écoutent, ainsi que des espaces politiques pour agir en lien avec cette rhétorique. Pour les gens qui ont déjà ces opinions ou penchent vers elles, cela attise certainement cette haine qui leur permet de sortir de la marginalité ».
Selon un sondage YouGov mené à l’issue du débat Harris-Trump, 43% des Américains sondés ont cru Donald Trump lorsqu’il a affirmé que les démocrates faisaient entrer illégalement des migrants aux États-Unis pour qu’ils votent pour eux aux élections. 26% d’entre eux ont considéré qu’il était certainement ou probablement vrai que les immigrés haïtiens kidnappaient et mangeaient les chats et les chiens. « C’est seulement un quart, mais c’est déjà un quart de gens qui croient à un mensonge déshumanisant. Il repose sur un racisme anti-noir profondément enraciné aux États-Unis », commente Heba Gowayed.
Les ressortissants haïtiens, dont le pays est affecté par de multiples crises, bénéficient d’un statut protecteur mais temporaire aux États-Unis. Une précarité qui peut les rendre plus vulnérables.
« Il suffit qu’un très petit pourcentage de personnes croient que ces propos sont vrais et les prennent au sérieux, pour que certains se disent : "Ils (les migrants) attaquent mon pays, c’est mon devoir de faire quelque chose à ce sujet", ce qui peut donner lieu à des crimes. Donald Trump sait qu’il instigue ces pensées. Il peut les utiliser en cas de défaite pour expliquer ou encourager ses partisans à se livrer à des violences politiques », complète Ernesto Castañeda.
Si vous comparez, un débat entre des républicains des années 80 était plus respectueux et humanisant envers les migrants que la conversation que vous pourriez entendre entre deux démocrates aujourd’hui.
Heba Gowayed, sociologue à l’université Cuny à New York.
Le lien entre immigration et délinquance est au coeur de la stratégie de Donald Trump. Selon plusieurs récentes études universitaires américaines, notamment au Texas, le taux de criminalité des migrants est en réalité inférieur à celui des personnes nées sur le territoire.
Environ 11 millions de personnes sans-papiers vivent aux États-Unis, un chiffre plus ou moins stable depuis 2005 selon le Pew Research Center. La grande majorité d’entre eux sont des travailleurs et se trouvent dans le pays depuis plus de dix ans. Le nombre de personnes en attente d’une demande d’asile est toutefois en hausse.
En cas de victoire à la présidentielle, Donald Trump promet d’organiser des "déportations massives" pour expulser les personnes présentes illégalement dans le pays.
« Ces déportations violeraient les droits humains. Elles seraient extrêmement coûteuses et nécessiteraient une organisation massive des forces de police, souligne Ernesto Castañeda. Il évoque maintenant une participation militaire, ce qui serait sans précédent, inconstitutionnel et digne d’un régime totalitaire. Même pour les standards historiques de Donald Trump, le niveau de radicalité est très élevé. »
(Re)voir : Présidentielle américaine : la campagne s'accélère
Ernesto Castañeda doute toutefois que ces arguments jouent électoralement en la faveur de Donald Trump, au-delà de sa base actuelle. Les sondages donnent les deux candidats au coude à coude pour le scrutin prévu le 5 novembre.
Le langage ouvertement agressif contre les migrants est à un niveau que nous n'avons pas vu depuis des décennies. Face à cette minorité très bruyante, nous n’avons pas une voix forte et organisée pour équilibrer les choses.
Ernesto Castañeda, directeur du Laboratoire sur l’immigration de l'American University de Washington.
Selon ce chercheur, le discours contre les immigrés mexicains a aidé Donald Trump à remporter la victoire en 2016. Ses partisans se réjouissaient qu’un politicien « dise tout haut ce qu’ils pensaient tout bas ». Cela n’a pas été efficace à tous les scrutins, d'après l'universitaire.
Plus de la moitié des personnes qui se sont présentées au Congrès en 2022 et qui ont fait campagne sur des thèmes anti-immigration ont perdu. « Dans des élections très serrées, ce discours ne fonctionne plus toujours ». Il estime aussi que s’opposer à ces politiques anti-migrants à contribué à la victoire de Joe Biden face à Donald Trump en 2020.
Donald Trump joue toutefois sur certains leviers spécifiques, qui peuvent être efficaces chez certaines franges de l’électorat, comme paradoxalement les immigrés latino-américains.
« En 2020, il a davantage attaqué les Centraméricains et les militants de Black Lives Matter. Il a prétendu qu’ils détruisaient les petites entreprises et provoquaient des émeutes, ce que des personnes d’autres minorités comme les Latinos peuvent craindre, rapporte le sociologue. En jouant sur le racisme anti-noir, il veut les faire voter sur cette peur. Et certains d’entre eux répètent ce langage ou votent même pour Donald Trump pour montrer qu’ils sont de bons migrants, pour se distinguer de ceux qu’ils dénoncent. »
Pour ceux qui quittent des pays comme le Venezuela ou Cuba, les comparaisons, émises par des républicains, entre les démocrates et des régimes marxistes peuvent également les inciter à craindre une victoire de Kamala Harris. La majorité des Cubano-américains s’identifiaient ainsi comme républicains en 2020.
(Re)voir : États-Unis : les réseaux sociaux, outil électoral
Pour s’opposer à la montée de la rhétorique anti-immigration, les contre-discours ne semblent pas suffisants. Ernesto Castañeda pointe, par exemple, le peu d’audience des organisations de défense des migrants dans la presse, dont la fréquence de parole est selon lui en baisse. « Dans certains médias et réseaux sociaux, le langage ouvertement agressif contre les migrants est à un niveau que nous n'avons pas vu depuis des décennies. Ce qui m’inquiète, c’est que face à cette minorité très bruyante, nous n’avons pas une voix forte, organisée et répétée pour équilibrer les choses ».
Il constate que Kamala Harris et Tim Walz ont manifesté de « l’empathie » dans leurs discours vis-à-vis des migrants. Kamala Harris défend certaines mesures d’intégration, comme un chemin de régularisation et d’acquisition de la citoyenneté états-unienne pour certains migrants arrivés clandestinement et travaillant aux États-Unis.
Si « l’opinion publique penche de ce côté », concernant les immigrés déjà intégrés professionnellement et familialement aux États-Unis, le discours politique et médiatique dominant reste rythmé par les républicains, qui « pilotent le récit », décrit le chercheur. Il note d’ailleurs qu’il est difficile de répondre et reprendre la main « lorsqu’un parti ment systématiquement et continuellement ».
(Re)voir : États-Unis : la violence politique
Heba Gowayed remarque elle aussi que l’opposition à Donald Trump, notamment sur les thématiques migratoires, est moins puissante qu’avant. « La mobilisation a par exemple été beaucoup plus forte lors du « Travel ban » (décret adopté par Donald Trump en 2017 interdisant l’entrée sur le territoire américain aux citoyens de sept pays musulmans, NDLR). Je pense que le moment politique est tellement intense que cela distrait les gens du sous-texte raciste qui fermente et grandit durant cette campagne. Sous une présidence Trump, nous aurions assisté à davantage de réactions. »
La question de l’immigration est une préoccupation majeure des électeurs républicains, bien plus que du côté des démocrates : 76% d’entre eux la cite comme une priorité absolue, contre seulement 39% des soutiens à Kamala Harris, selon une étude en 2024 du Pew Research Center.
Cette proportion a explosé du côté républicain ces dernières années : elle était de seulement 39% en 2021. L’immigration est en effet la question la plus polarisante aux États-Unis depuis 25 ans, selon l’institut Gallup, qui étudie les problématiques politiques considérées comme les plus importantes par les Américains.
Si tous les Américains n’y accordent pas la même importance politique en fonction de leur affiliation, la question est toutefois dominante dans cette campagne, principalement dans la stratégie des républicains.
Au point que le chercheur Ernesto Castañeda en a tiré des statistiques. Selon ses calculs, Donald Trump a mentionné l’immigration dans plus d’un quart de ses interventions lors du débat face à Kamala Harris. C’était encore davantage lors de son débat face à Joe Biden, avant son retrait de la course. Durant le débat des vice-présidents, « la frontière a été mentionnée 65 fois, principalement par J.D. Vance », le colistier de Donald Trump, ajoute-t-il.
Le sociologue souligne que le sujet a notamment été utilisé lors de ces débats pour éviter d'aborder d’autres problématiques politiques. « Lorsqu’on a interrogé J.D. Vance sur les fusillades dans les écoles américaines, il a évoqué les migrants et a affirmé que les armes venaient du Mexique, rapporte-t-il. Tout le monde sait que c’est faux : ce sont plutôt des armes provenant des États-Unis qui se retrouvent au Mexique. Mais cela lui permet de ne pas répondre à ces questions. Il espère que les électeurs votent davantage en fonction de leur peur et de leurs émotions. »
Le thème récurrent de l'immigration vampirise tous les autres sujets électoraux comme la lutte contre le changement climatique ou la crise des opioïdes.
Au-delà des discussions actuelles, Heba Gowayed analyse comment les politiques publiques sur l’immigration sont employées comme diversion et dévoient du temps, de l’argent et de l’énergie aux autres enjeux. « C’est beaucoup plus facile de dire aux gens que la raison pour laquelle ils n’ont pas de logement ou de couverture santé, ce sont les migrants. Et non seulement le sujet de l’immigration prend beaucoup de temps d’antenne, il prend aussi des ressources économiques réelles au détriment des besoins des Américains, poursuit-elle. Ces vingt dernières années, le ministère de la Santé et des services sociaux a par exemple reçu la moitié du financement du ministère de la Sécurité intérieure »
Les démocrates ne promeuvent pas pour autant une politique favorable aux personnes migrantes.
Joe Biden a, par exemple, signé un décret en juin, interdisant aux migrants entrés clandestinement aux États-Unis de bénéficier du droit d’asile lorsque leur nombre dépasse les 2 500 en moyenne par jour, sur une semaine. Un quota très bas comparé aux nombres d’arrivées quotidiennes. Les expulsions vers le Mexique sont aussi facilitées et peuvent se dérouler sans audition. L’organisation Human Rights Watch a dénoncé une mesure qui viole l’inconditionnalité du droit de demander l’asile et pourrait « exposer des milliers de personnes à de graves dangers ».
Le parcours des exilés arrivant aux États-Unis et la répression qu’ils rencontrent à la frontière constituent le cœur des recherches de Heba Gowayed. « Nous assistons à une augmentation considérable de l’appareil de répression des migrants par les États-Unis depuis deux décennies, après le 11 septembre, explique-t-elle. Et aujourd’hui, nos frontières sont plus restrictives et violentes qu’elles ne l’ont jamais été. »
Lorsque les partis de centre ou de gauche imitent les politiques anti-migrants de la droite, cela renforce encore plus les arguments des candidats d’extrême-droite.
Ernesto Castañeda, directeur du Laboratoire sur l’immigration de l'American University de Washington.
Selon une étude du Conseil américain de l'immigration, une organisation de recherche, depuis la création du département de Sécurité intérieure, en 2003, le gouvernement a ainsi dépensé plus de 400 milliards de dollars pour le contrôle de l’immigration et des frontières.
« C’est une augmentation bipartite, développe la sociologue. Le fait que le système actuel d’immigration soit régi par le département de Sécurité intérieure a déplacé l’immigration dans l’imaginaire américain d’une problématique sociale à une problématique sécuritaire. Et si vous considérez tous les arrivants comme des menaces, il faut de plus en plus de sécurité, que cela fonctionne ou non. »
En 2022, l’Organisation internationale pour les migrations a documenté 686 disparitions et morts à la frontière mexicano-américaine, en parcourant une des routes migratoires les plus meurtrières au monde. Par ailleurs, l’augmentation constante et les records d’entrées clandestines par cette frontière ces dernières années actent l’échec de cette politique de fermeture. « La répression ne réduit pas les raisons pour lesquelles les gens arrivent là. Malgré la violence, ces personnes vont quand même essayer de venir aux États-Unis parce qu’elles cherchent un refuge et que leurs choix sont limités », poursuit la chercheuse.
Heba Gowayed estime que cette réponse sécuritaire – qui caractérise aussi l’Europe – crée cependant un consensus politique entre les deux partis, malgré la différence d’importance accordée à la question et la polarisation sur d’autres sujets. En cela, le centre de gravité du débat politique américain s’est déplacé très à droite.
« Quand j’ai commencé mes recherches en 2015, la question des réfugiés était bien moins controversée, explique-t-elle. Ça l’est devenu après Trump, et malheureusement, les Démocrates n’ont pas repoussé cette focale. Si vous comparez, un débat entre des Républicains des années 80 était plus respectueux et humanisant envers les migrants que la conversation que vous pourriez entendre entre deux Démocrates aujourd’hui. »
Ce déplacement du débat vers la droite ne profite pas pour autant aux Démocrates, pointe Ernesto Castañeda. « Lorsque les partis de centre ou de gauche imitent les politiques anti-migrants de la droite, cela renforce encore plus les arguments des candidats d’extrême-droite, dont c’est le principal sujet de campagne. Et si les gens pensent vraiment qu’il y a une crise d’immigration, ils voteront pour l’original xénophobe, pas pour la copie. De plus, cette droitisation peut aliéner des votants ayant des origines ou des familles immigrées. Pour moi, c’est une mauvaise stratégie politique. »
Heba Gowayed conclut : « Je pense que les deux partis échouent sur cette question mais je suis plus contrariée par l’échec des Démocrates que celui des Républicains, parce qu’ils devraient faire mieux. C’est l’un des problèmes du bipartisme. Beaucoup de gens aux États-Unis ne se sentent pas représentés par le discours politique actuel sur l’immigration ».
(Re)voir : États-Unis : les habitants du quartier "Little Palestine" furieux contre les Démocrates