Présidentielle aux États-Unis : la propagande et l'influence en ligne au cœur de la campagne ?

La campagne présidentielle américaine en cours se joue sur Internet avec des techniques pour modeler l'opinion de plus en plus élaborées. Quel poids l'influence et la propagande en ligne ont-elles dans l'élection américaine de 2020 ?
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Joe Biden sur Facebook vieilli  par l'équipe de campagne de Trump
Captures d'écran de publications Facebook du compte officiel de Donald Trump, d'une photo retouchée de Joe Biden pour le faire passer pour une personne très âgée et d'une autre non retouchée.
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La présidentielle de 2020 donne des sueurs froides aux sondeurs… et à tous les observateurs de la politique américaine. L'épidémie de Covid-19 n'y est pas étrangère, puisqu'elle a bousculé l'agenda politique, avec des meetings réduits, quand ils n'étaient pas annulés. La victoire n'est acquise pour aucun des deux candidats, avec deux phénomènes qui soulignent cette incertitude. Le premier est l'expérience calamiteuse de 2016 qui a vu l'intégralité des analystes politiques, sondeurs et médias se tromper totalement sur l'issue du scrutin. Le candidat Trump était "censé perdre" en 2016, de par son attitude inappropriée. Et aujourd'hui encore, les sondages le donnent perdant, mais cette fois-ci pour sa gestion controversée de l'épidémie. Sauf que Trump a gagné en 2016 — contre toute attente — et que rien ne garantit qu'il échoue à remporter un deuxième scrutin en 2020. La raison principale de cette incertitude tient cette fois-ci à un second phénomène : la capacité d'influence de masse des électeurs effectuée via les grandes plateformes Internet. Cette influence semble très importante en 2020, bien qu'encore méconnue dans ses conséquences électorales concrètes.

Le web au cœur de la campagne

Le web et ses réseaux sociaux sont devenus la principale source d'information et d'échanges aux Etats-Unis, particulièrement depuis la période de confinement mondial de mars et avril dernier. C'est donc sur cet espace — via écrans interposés — que la campagne électorale se déroule, en grande partie. Le phénomène de la "bataille de l'information" était déjà très important en 2016, mais sans commune mesure avec ce qui semble se profiler pour cette présidentielle aux Etats-Unis.

Le politologue et directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégiques (IRIS) François Bernard Huygue, souligne ces différences entre les deux élections : "Il y a quatre ans, Hillary Clinton pensait qu'elle gagnerait dans un fauteuil et elle était soutenue très majoritairement pas les grands médias. Clinton a été très surprise de voir la campagne de Trump se développer sur les réseaux sociaux. En parallèle, les élites urbaines du parti démocrate ont découvert le phénomène des fake news (fausses informations) tardivement, étant restés sur une idée d'Internet très naïve, voyant le réseau comme un outil avant tout activé par des jeunes gens épris de démocratie."

En 2020, le web est devenu une sorte d'"espace de toutes les manipulations" et les agences d'influence numérique ont changé de méthode.

Cela se joue plus finement qu'à l'époque, avec par exemple le "Pizza Gate" (…) On est plus aujourd'hui dans la petite touche négative répétée.François Bernard Huygue, directeur de recherche à l'IRIS et auteur de "Fake News" aux éditions VA

Au point que distinguer ce qui est de l'ordre de la suggestion des foules ou bien de la communication politique semble de plus en plus difficile. Cette élection américaine pourrait-elle voir avant tout gagner "le meilleur camp de l'influence et de la propagande", plutôt que le meilleur candidat ?

Attaquer l'adversaire

L'équipe de campagne de Donald Trump a publié sur les réseaux sociaux des images "trafiquées" de Joe Biden pour le décrédibiliser auprès du public.

Pour faire battre Biden, on peut jouer sur l'idée que demain il y aura des émeutes partout s'il est élu.
François Bernard Huygue, directeur de recherche à l'IRIS et auteur de "Fake News" aux éditions VA

Le visage de l'adversaire démocrate du président actuel a été modifié par un filtre numérique le vieillissant. Cette photo a été diffusée ce jeudi 3 septembre 2020 sur Facebook, comme l'a dévoilé le Huffington Post. Le commentaire qui l'accompagne attaque les médias, avec Joe Biden surnommé "Sleepy Joe", Joe le dormeur.

Photo trafiquée Facebook

La photo originale, sans effet de vieillissement a aussi été publiée par l'équipe de campagne de Trump. Sachant que le cliché qui vieillit le candidat démocrate — le faisant passer pour une personne très âgée et en mauvais santé — fait suite à une vidéo publiée en août, elle aussi trafiquée. La séquence montrait une journaliste tentant de réveiller son invité censé être Joe Biden, qui s'était endormi dans un studio filmé à distance. Sauf qu'en réalité le visage de Joe Biden avait été incrusté à la place de celui d'une autre personne, Harry Bellafonte, à qui cela est véritablement arrivé… Et la vidéo a été montée, pour ne pas faire entendre la journaliste l'appeler par son prénom. D'où le surnom de "Joe le dormeur", forgé par les équipes de campagne de Trump. Le clip a été depuis retiré de Twitter et stipulé comme "média manipulé".
 
Tweet clip deepfake

Cette orientation de la campagne — basée principalement sur des attaques envers l'adversaire — ne passe pas exclusivement par la diffusion de pures "fake news", des fausses informations entièrement fabriquées, comme ce fut fréquent en 2016, estime François Bernard Huygue : "Cela se joue plus finement qu'à l'époque, avec par exemple le "Pizza Gate" qui racontait qu'Hillary Clinton était liée à un réseau pédophile qui se cachait dans une pizzeria. On est plus aujourd'hui dans la petite touche négative répétée. La campagne de Trump semble orientée sur un thème principal : Joe Biden est un vieux gâteux, il ne trouve pas ses mots, il est faible. C'est un procédé classique pour faire douter les indécis, inciter une partie des votants à ne pas se déplacer."

Cette volonté de dégrader l'image de l'adversaire politique, pour faire douter l'électorat indécis, passe aussi par des clips de campagne créés pour instiller de l'angoisse et de la crainte, générer de la peur par anticipation. Le procédé de la courte vidéo suggestive et anxiogène, déjà utilisé au Kenya en 2017 produite par Cambridge analytica —, est utilisé par les équipes de Donald Trump contre Joe Biden, en 2020.

A lire sur notre site : Kenya : les mégadonnées et la propagande numérique américaine ont-elles influencé la présidentielle ?

A lire sur notre site : Victoire du Brexit et de Trump : la démocratie sous influence des Big data ?

 

La campagne américaine de 2020 utilise plutôt les recettes des PsyOps, ces opérations psychologiques militaires qui manipulent les foules en montant des publics les uns contre les autres, pour parvenir à avoir une réaction qui oriente les votes.François Bernard Huygue, directeur de recherche à l'IRIS et auteur de "Fake News" aux éditions VA

Le principe d'influence de ces clips réside dans la description d'une destruction future de la société américaine, avec émeutes et chaos à tous les étages, si l'adversaire l'emportait. Les méthodes des bandes annonces de films apocalyptiques y sont exploitées sans scrupule, comme avec le clip kenyan de 2017. Ce clip en ligne de l'équipe de campagne de Donald Trump sur YouTube est intitulé "Vous ne serez pas en sécurité dans l'Amérique de Joe Biden."

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Accentuer les tensions

Pour faire gagner une élection, "aujourd'hui, on n'est plus du tout dans le système des réclames publicitaires qui vantaient les qualités de leur candidat comme on vante un produit, ou pour convaincre de la supériorité de telle ou telle politique" rappelle le chercheur François-Bernard Huygue. "La campagne américaine de 2020 utilise plutôt les recettes des PsyOps, ces opérations psychologiques militaires qui manipulent les foules en montant des publics les uns contre les autres, pour parvenir à avoir une réaction qui oriente les votes. On ne tente pas de faire adhérer à une doctrine ou un programme, mais on pointe plutôt des traits de caractère, on sème des petits arguments qui peuvent vous faire basculer, soit dans l'abstention, ou le rejet. Pour faire battre Biden, on peut jouer par exemple sur l'idée que demain il y aura des émeutes partout s'il est élu."

L'influence négative, visant à accentuer les tensions et polariser l'opinion, joue malgré tout des deux côtés dans cette élection. "Le camp de Joe Biden ne fait pas non plus dans la nuance", indique le spécialiste de l'IRIS, qui précise que la campagne de Biden est aussi beaucoup axée sur des attaques contre Trump pour faire jouer la corde sensible des républicains : "Les démocrates ont fini par comprendre quelques trucs au bout de six ans, en jouant sur la comparaison avec Reagan par exemple, là où Trump est décrit comme totalement immonde par rapport à l'ex-président des années 80. Pour s'adresser aux républicains les équipes démocrates expliquent que Trump a trahi les idéaux républicains, dont ceux de Reagan au premier chef." La méthode du "clip apocalyptique" a d'ailleurs été utilisée par l'équipe de Joe Biden, entièrement calquée sur celle de Donald Trump :


Sachant que la Russie est de nouveau prise la main dans le sac de la propagande en ligne, avec son agence d'influence, l'IRA (Internet Research Agency), déjà pointée du doigt en 2016. 13 comptes liés à cette agence russe ont été supprimés par Facebook, 5 par Twitter.

Les propagandistes russes ont tenté de construire un écosystème alternatif de médias capables d’amplifier les thèmes conflictuels afin d’accentuer la polarisation politique de la population américaine.Barath Ganesh, chercheur spécialisée dans la propagande en ligne, à France 24

Le petit réseau d'influence numérique de l'IRA a été créé au printemps 2020 avec des publications en ligne, politiquement très à gauche et alimentées par des journalistes pigistes américains qui ne savaient pas pour qui ils travaillaient réellement. Le but était de déstabiliser l'électorat démocrate le plus à gauche, les soutiens de Bernie Sanders. Rien n'était faux dans ces articles, mais des analyses orientées étaient censées influencer les électeurs, comme l'a expliqué à France 24 le chercheur Bharath Ganesh qui a travaillé sur les métodes de l'IRA : "Les propagandistes russes ont tenté de construire un écosystème alternatif de médias capables d’amplifier les thèmes conflictuels afin d’accentuer la polarisation politique de la population américaine." Parmi ces idées développées via un site web intitulé "Peace Data " — piloté par l'agence russe IRA et alimenté par des journalistes américains inconscients de la manipulation — on pouvait trouver ce type d'analyses politiques : "Le ticket Joe Biden-Kamala Harris montre comment la gauche occidentale fait le jeu du populisme de droite."

Orienter l'émotion, créer la division

Les agents russes ont moins recours que l'on pourrait le croire à la désinformation pour atteindre leurs objectifs" explique encore le spécialiste de la propagande en ligne à l’université de Groningen, Bareth Ganesh. Le but des activités d'influence numérique est avant tout de créer de l'émotion menant à des divisions dans la population, il n'est pas nécessaire de désinformer pour cela. Pour aider à faire gagner un candidat, il faut surtout orienter l'information pour convaincre, par exemple des électeurs, que voter n'est pas une bonne idée, comme dans le cas des militants à la gauche de Biden, incités à penser que voter démocrate renforcera l'extrême droite.

Le but est d'attirer des secondes de cerveau humain au maximum, sur des arguments frontières, ceux à la limite de créer du doute, de ridiculiser, etc. On est beaucoup plus dans l'idée de diriger des flux d'attention qui se renforceront, que sur la vieille stratégie orientée message.François Bernard Huygue, directeur de recherche à l'IRIS et auteur de "Fake News" aux éditions VA

Pour François-Bernard Huygue, il faut tout de même relativiser l'influence russe dans cette élection américaine, pour laquelle il voit surtout une continuité avec 2016, même si les méthodes ont un peu changé : "Les Russes ne sont pas aussi présents que ça en termes d'influence sur l'élection américaine, il ne faut pas tout attribuer à une sorte de cerveau russe. Leur infuence pour l'instant est très douce et discrète. On peut penser par exemple que des publications sont montées afin de faire passer Joe Biden pour un capitaliste hyper libéral, où comme n'étant pas vraiment antiraciste, pas assez féministe, auprès de l'électorat de gauche, pour les convaincre de s'abstenir. Mais ce n'est ni massif ni conséquent en termes d'efficacité."

Le directeur de recherches à l'IRIS estime que ce qui reste central dans la campagne électorale actuelle — et qui est mis en œuvre par toutes les parties — est avant tout la guerre de l'attention sur le web : "Aujourd'hui ce n'est plus le média de masse qui compte, avec des passages antennes pour convaincre. On est bien plus dans un phénomène où il faut que les gens cliquent. Le but est donc d'attirer des secondes de cerveau humain, au maximum, sur des arguments frontières, ceux à la limite de créer du doute, de ridiculiser, etc. On est beaucoup plus dans l'idée de diriger des flux d'attention qui se renforceront, que sur la vieille stratégie orientée message."

La campagne électorale américaine de 2020 est soumise à une tension sur le web sans commune mesure en comparaison des précédentes élections. Une guerre de l'attention, de la manipulation des esprits, une bataille pour modeler l'opinion s'y déroule, avec des acteurs de l'influence et de la propagande en ligne qui ont su améliorer leurs techniques et sont visiblement prêts à tout pour parvenir à leurs fins. L'ancienne vie politique américaine semble avoir été remplacée par l'émotion en ligne, la confusion, la division, et personne ne sait encore à qui cette nouvelle façon d'animer une campagne présidentielle va profiter.

Mais au final, quel que soit le résultat de l'élection, il semble que les Etats-Unis auront montré une nouvelle manière d'organiser la démocratie élective, via le web. Et il n'est pas certain que les libertés démocratiques en ressortent gagnantes.

Olivier Itéanu, avocat spécialiste du droit numérique et Fabrice Epelboin, spécialiste de la sécurité informatique et des médias sociaux, analysaient en juin 2017 l'activité de l'entreprise d'influence en ligne Cambridge Analytica, en charge de la campagne de Donald Trump en 2016 :

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