Un redressement fiscal de 4,2 millions d'euros vient de frapper le site d'information Mediapart, tandis qu'un autre vise Arrêt sur Images. Nouveau couac gouvernemental ou sricte application de la loi ?
Eclairage sur cette étrange lutte entre une partie de la presse indépendante Internet et le gouvernement français.
Alors que le Projet Loi numérique lancé cet automne par le gouvernement est censé promouvoir et soutenir les acteurs Internet français, l'administration fiscale pilotée par Bercy semble aller en sens inverse.
Deux redressements fiscaux, l'un de 4,2 millions d'euros à l'encontre de
Mediapart et un autre de 540 000 euros pour le site
Arrêt sur Images (@SI) visent ces deux sites d'information en ligne. Leur tort ? Ils ont payé le taux réduit de TVA de 2,1% accordé à la presse, au lieu des 20% appliqué dans la plupart des secteurs économiques.
Si le taux de TVA pour la presse en ligne est reconnu comme étant le même que celui de la presse papier depuis le 4 février 2014, l'administration estime que Mediapart et Arrêt sur images doivent payer le taux "normal" de 20% pour les années antérieures. Or durant cette période, ces sites de presse en ligne s'étaient auto-appliqués, par défaut, le taux de 2,1%…
Mais l'affaire n'est pas si simple, puisque la presse en ligne est censée bénéficier des mêmes avantages fiscaux que la presse papier selon la CPPAP (Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse )
Une fiscalité fluctuante
La CPPAP se définit de la façon suivante :
"La CPPAP est une instance composée à parité de représentants de l’administration de l’Etat et de professionnels de la presse. Elle est chargée de :
délivrer un avis relatif au bénéfice du régime économique de la presse (tarifs postaux et fiscaux privilégiés) et des publications ;
reconnaître la qualité de service de presse en ligne (SPEL) ;"
Or cette commission, dont l'Etat fait partie, reconnaît, pour la presse en ligne, le droit à bénéficier du taux super réduit de TVA à 2,1%, et ce, bien avant 2014 :
La reconnaissance d’un service de presse en ligne donne accès pour le site concerné à certains avantages spécifiques :
- l’exonération de la contribution économique territoriale (ancienne taxe professionnelle) en vertu du 1° ter de l’article 1458 du code général des impôts.
- la reconnaissance de la qualité de services de presse en ligne, au sens de l’article 1er de la loi n°86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, aux services en ligne répondant aux critères prévus par le décret n° 2009-1340 du 29 octobre 2009. Le taux de TVA particulier de 2,1 % s’applique aux ventes de contenus numériques des SPEL.
Le problème semble venir des instances européennes qui ont refusé de reconnaître cette exception française : Bercy estime donc que puisque le taux réduit pour les publications en ligne n'a jamais été accepté en droit européen, ces mêmes publications en ligne doivent s'acquitter du taux normal de TVA, jusqu'à la promulgation du 4 février 2014. En s'opposant à la fiscalité prévue par la CPPAP… depuis au moins 2009. Et potentiellement avant, la définition de la presse en ligne se basant sur une loi de 1986.
Politiques européennes et exceptions nationales
Le redressement fiscal du site Médiapart devait avoir lieu en 2014. Il fut stoppé par un texte de parlementaires… de la majorité socialiste :
Les députés ont demandé mercredi au gouvernement d’effacer le redressement fiscal du site d’informations Mediapart à l’occasion de l’examen en commission de la proposition de loi baissant à 2,1% le taux de TVA sur la presse en ligne, selon une source parlementaire.
Ce texte, déposé par le groupe socialiste et adopté à l’unanimité mercredi en commission, prévoit une entrée en vigueur rétroactive au 1er février. Le gouvernement a déclaré l’urgence (une seule lecture par chambre) sur cette proposition de loi qui passera en séance le 4 février. (AFP, sur Liberation.fr, le 29 janvier 2014)
Suite à la promulgation de la loi, les redressements fiscaux de Mediapart et @SI n'ont pas été annulés, ils ont simplement été reportés, et sont aujourd'hui en cours. La TVA est désormais établie à 2,1% pour toute la presse Internet — et toujours contre l'avis de l'Europe — mais elle n'est toujours pas reconnue à ce taux-là pour les années précédant 2014.
La loi n'est pas rétroactive. La fiscalité définie par la CPPAP, (qui nous a été impossible de joindre par téléphone aux heures ouvrables), n'a donc, semble-t-il, aucune valeur juridique.
Grand écart ?
Au delà des batailles législatives et des procédures du fisc — qui mettent en danger financièrement Mediapart et @SI, le message renvoyé par Bercy aux acteurs du numérique ne correspond pas, selon Benoit Thieulin, président du Conseil national du Numérique, à la volonté inverse affichée par le gouvernement : "Nous avons déjà soulevé le problème de l'iniquité que subissent certains acteurs du numérique, comme c'est le cas avec la TVA pour les sites d'information en ligne. Nous avons publié un rapport sur ces problématiques fiscales. Le problème est complexe, mais une harmonisation est nécessaire."
Le rapport "Ambition numérique" (lire notre article) commandé par le gouvernement au CNnum renvoie une volonté de soutenir fortement tous les acteurs du numérique, comme la récente mouture du Projet de loi numérique, enrichi par les internautes du 26 septembre au 18 octobre le démontre.
Il y a un grand écart entre la procédure de redressement fiscal lancée par Bercy et la promotion de la République numérique effectuée par Axelle Lemaire, la secrétaire d'Etat au Numérique, que confirme le président du CNnum, embarrassé : "Ce n'est pas très cohérent, mais je ne sais pas s'ils peuvent faire autrement…"