Les bruyantes protestations européennes suscitées par les révélations d'espionnage américain intensif n'auront pas tenu beaucoup plus de trois jours et les négociations commerciales transatlantiques auront lieu comme prévu. Le pitoyable et diplomatiquement désastreux scandale de l'avion du président bolivien interdit de survol de plusieurs pays d'Europe de l'Ouest au motif inavoué qu'il aurait pu transporter l'ex-agent de la CIA Edward Snowden vient souligner leur soumission aux exigences et pressions de Washington.
Reptation
On allait voir ce qu'on allait voir. Les États-Unis d'Amérique espionnant systématiquement leurs meilleurs alliés et partenaires militaires et commerciaux comme de vulgaires délinquants trivialement qualifiés de "cibles" ? L'affront ne pouvait pas rester sans réplique . Dès la diffusion les révélations d'Edward Snowden, nombre de capitales ou instances européennes - sans d'ailleurs jamais manifester de reconnaissance à son endroit - ont, selon les inoxydables clichés journalistiques, "haussé le ton" voire même, allez, "tapé du poing sur la table". "J'exige tous les éclaircissements !" tonnait le président du Parlement européen Martin Schultz, "profondément inquiet et choqué" de cet "immense scandale", ajoutant que l’affaire pourrait avoir un "impact sérieux sur les relations entre l’Europe et les Etats-Unis. "L'espionnage d'amis est inacceptable," fulminait son compatriote Steffen Seibert, porte-parole, lui, d'Angela Merkel. "C'est écoeurant," renchérissait le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois Jean Asselborn. Commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding prônait un gel des discussions transatlantiques dans l’attente des explications américaines : "Les partenaires ne s'espionnent pas entre eux." En France, le ton est plus véhément encore : "un acte d'hostilité inqualifiable," selon la ministre de la justice Christiane Taubira, presque rejointe dans son étranglement par le président de la République François Hollande : "Il faut que cela cesse". Député du parti socialiste au pouvoir, Jean-Christophe Cambadélis précisait : "L'Europe se déconsidérerait si elle passait l'éponge". Quelques jours plus tard, c'est fait.
Rétropédalage
Si elle a résonné dans l'opinion européenne, la gifle américaine n'a guère troublé José Manuel Barroso, qui n'a pas même jugé utile de s'exprimer directement. Le président de la Commission, il est vrai, a fait savoir par son porte-parole que celle-ci était "focalisée" (sic) et qu'il avait "demandé un contrôle de la sécurité de la Commission, après les allégations sur l'espionnage des institutions de l'UE par les Américains". Diantre. Autre tête de l'Europe qu'elle préside depuis cette semaine, la très américanophile Lituanie inaugure, elle, son prestigieux magistère en considérant que les "informations de presse et des documents que personne n'a vus" ne doivent pas affecter les relations entre Bruxelles et Washington. Prudence est mère de sûreté. Sans que les États-Unis, pourtant pris la main dans le pot de confiture, n'aient émis les moindres regrets ou excuses, le rétropédalage s'est vite imposé en Europe, où l'exaspération des premiers jours a fait place au service minimal de la protestation diplomatique réclamé par l'opinion publique et la proximité d'élections, trahissant souvent même une certaine compréhension. En Italie, la ministre des Affaires étrangère Emma Bonino, qu'on avait connue plus radicale, se bornait à demander des "éclaircissements" tout en se déclarant sans rire "confiante... dans le fait que toutes les informations et assurances nécessaires seront données". Pas toujours atlantiste, mais rompue à d'autres humiliations et plus dépendante encore de la compréhension internationale, la Grèce n'est guère plus vindicative : "les clarifications nécessaires seront demandées". Diable. Au sein même du couple franco-allemand réuni une nanoseconde dans l'irritation, la discordance a repris son cours naturel sur la question d'un éventuel ajournement des pourparlers commerciaux transatlantiques (les négociateurs européens ayant tout de même été largement écoutés par ceux d'en face). Qualifiée peu glorieusement dans les documents éventés de "partenaire de troisième ordre" pour les États-Unis, mais plus obsessionnellement libérale et aussi plus exportatrice que sa voisine, l'Allemagne préfère avaler ses griefs que perdre une minute : "La Commission veut démarrer les négociations le 8 juillet. Et en cela, le gouvernement [allemand] la soutient. Nous voulons cet accord de libre-échange et nous voulons aussi démarrer maintenant les négociations," déclarait Steffen Seibert lors d'une conférence de presse à Berlin. Quelques minutes plus tôt, le gouvernement français avait évoqué par la voix de son porte-parole la proposition d'un report des négociations (prévues pour durer de nombreux mois voire des années)… de quinze jours. A l'échelle française, le service minimum de la rétorsion, là aussi, d'autant qu'il ne s'agissait que d'un avis sans conséquences que José Manuel Barroso, retrouvant l'usage de la parole, s'est empressé d'écarter sans beaucoup de résistance.
Valse de Vienne
Au delà des mouvements de mentons (ou haussements d'épaules) des uns ou des autres, le scandale piteux de l'avion du président Morales jette une lumière crue sur les réflexes européens, si ce n'est sur leur degré d'indépendance à l'égard de Washington. Résumons : l'appareil officiel du président de la République bolivienne, dûment déclaré ainsi que son plan de vol à son décollage de Moscou, se voit après décollage subitement interdire le survol de plusieurs pays d'Europe (ceux, en fait, sur la route qui le ramène à la Paz: France, Espagne, Portugal, Italie). Motif officieux quoique inavoué : l'informaticien en rupture de CIA Edward Snowden serait à bord (Morales avait évoqué lors de sa visite à Moscou la possibilité d'un asile pour celui-ci en Bolivie). Dans la panique, l'Autriche, elle, donne son accord à un atterrissage à Vienne. L'appareil y restera treize heures. Snowden n'y était pas. Il s'est trouvé dans cette pauvre comédie un ambassadeur (d'Espagne en Autriche, en l'occurrence) pour demander, durant cette escale forcée à "prendre un petit café" avec le président bolivien (entendre : inspecter l'avion et ses passagers). Réplique blessée de ce dernier : "je ne suis pas un délinquant". A l'exception de l'Autriche, dont le président et le ministre des Affaires étrangères sont venus rendre une visite un peu gênée à l'illustre détourné ("Si le Président bolivien nous demande (l’autorisation) d’atterrir à Vienne, alors nous lui accordons"), les États impliqués paraissent avoir voulu, durant cette nuit de reptation, rivaliser de veulerie et finalement de ridicule. Pratiquant l'humour involontaire, la porte-parole du gouvernement français faisait savoir… le lendemain vers midi, que la France avait "fini par autoriser le survol de son espace aérien par l'avion de M. Morales". Malgré les "regrets" tardifs formulés officiellement par le ministre des Affaires étrangères français, le long silence de Paris face à cet incident diplomatique particulièrement grave donne à cet égard la mesure de l'embarras, mais peut-être aussi de l’ambiguïté, de sa position réelle. "Il y avait des infos contradictoires sur les passagers qui étaient à bord", a justifié François Hollande, en allusion aux fausses allégations sur la présence d'Edward Snowden. Explication bien courte, qui n'exclut pas que la dite présence au côté du président bolivien d'un personnage réclamé par les seuls États-Unis aurait, elle, légitimé aux yeux français le refus de survol de l'appareil. S'y fut-il trouvé, l'outrage eut-il été moins grand ? Celui du chef d'un État ami et démocratique en déplacement officiel traité comme un porteur de bombe au motif qu'il aurait avec lui un invité en délicatesse avec les États-Unis, qui lui reprochent notamment d'avoir révélé à l'Europe qu'ils les espionnaient systématiquement par tous les moyens illégaux possibles... La bourde diplomatique – implicitement reconnue – est-elle liée à l'excès de zèle de fonctionnaires de permanence nocturne ? A l'ignorance du fait que l'avion en question transportait bien le chef de l’État bolivien ? La nature de son passager imaginaire justifiait-elle en soit toutes les atteintes aux usages entre États ? A quelle impérieuse raison internationale (ou à qui) la France et ses compères mal informés obéissaient-ils cette nuit-là ? La question reste entière et n'a pas finie d'être posée.
Fureur latine
Imaginer un instant un Président Obama, Hollande ou la chancelière Merkel détournés vers un lieu non désiré, forcé d'y atterrir au motif qu'un de leur passager gênerait une puissance tierce, donne en tout cas la mesure de l'affront ressenti en Bolivie, et plus généralement en Amérique latine (voir ci-contre, colonne de droite). Après ses alliés traditionnels - l'Equateur et le Venezuela -, l'Argentine, le Chili ou le Brésil ont exprimé leur mécontentement. En écho au Président Evo Morales qualifiant son escale forcée d'"erreur historique" et d'"agression", le vice-président bolivien Alvaro Garcia a annoncé que son pays avait décidé de dénoncer la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal devant l’ONU et la Commission des Droits de l’Homme des Nations unies. Selon un député, son parlement s’apprêterait à demander l'expulsion des ambassadeurs de ces pays en rétorsion. Des manifestants ont brûlé des drapeaux français et jeté des pierres sur l'ambassade de France à la Paz. L’Amérique latine est généralement plutôt considérée comme europhile et francophile. Enfin, elle était.
Toujours officiellement retenu dans la zone internationale de l'aéroport de Moscou, Edward Snowden, lui, continue d'attendre. Il a demandé l'asile politique, selon Wikileaks, à 21 pays. Huit pays européens ont déjà refusé ou fait connaître la non-recevabilité de sa requête sous des motifs administratifs plus ou moins futiles. La France, elle, déclare jeudi matin par la voix de son ministre de l'intérieur Manuel Valls n'avoir pas reçu la demande mais annonce l'après-midi ... son rejet. Au vu de ses dernières manifestations de courage, l'Europe n'est peut-être de toute façon pas le meilleur choix. Les “excuses européennes insuffisantes“ (Evo Morales)
04.07.2013AFPLe président bolivien Evo Morales a estimé jeudi "insuffisantes" les excuses présentées par les pays européens qui lui ont refusé leur espace aérien mardi et l'ont forcé à une escale à Vienne alors qu'il avait revenait de Moscou. Le président Morales a finalement atterri mercredi soir à La Paz après 13 heures d'escale forcée - et 17 heures de vol - après avoir été d'abord soupçonné de transporter l'informaticien américain en fuite Edward Snowden. "Les excuses de la part de pays qui ne nous ont pas permis de survoler leur territoire ne suffisent pas", a déclaré M. Morales qui participait à une cérémonie dans le village de Shinaota dans son fief de cette région centrale du pays. La France a fait part "de ses regrets" suite "au contretemps occasionné pour le président Morales par les retards dans la confirmation de l'autorisation de survol du territoire par l'avion du président". Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius a notamment téléphoné à son homologue, David Choquehuanca, pour l'assurer que Paris n'avait jamais eu l'intention de refuser le survol du territoire français à l'avion du président bolivien. "Ce qui s'est passé ces derniers jours n'est pas un hasard, ce n'est pas une erreur, certains des pays qui se sont excusés évoquent un erreur mais ce n'est pas une erreur", a insisté le président bolivien. S'affirmant contrarié par ces récents événements, le président s'est interrogé sur leurs causes. "Quel était l'objectif principal ? Me faire peur ? Me faire taire ? M'intimider ? Quel était le but poursuivi ?", s'est demandé M. Morales, qui a réitéré qu'il ne lui était absolument pas venu à l'esprit de faire sortir M. Snowden de Russie. "Impossible, impossible", a-t-il répété, précisant qu'une équipe de juristes analysait les répercussions légales "d'une telle violation des traités internationaux". Le gouvernement bolivien a également convoqué les ambassadeurs de France, Italie et Espagne ainsi que le consul du Portugal pour qu'ils s'expliquent, tandis que les partis proches du pouvoir ont fait parvenir au Congrès une demande d'expulsion de ces diplomates. Des incidents ont eu lieu également près de l'ambassade de France en Bolivie, avec jets de pierres et incendie de drapeaux français. Par ailleurs plusieurs présidents de pays membres de l'Union des nations sud-américaines (Unasur, qui regroupe 12 pays), doivent se retrouver jeudi après-midi à Cochabamba pour manifester leur "solidarité" et de leur "indignation" face à des actes qui ont "mis en danger la sécurité" de M. Morales et de son entourage, selon un communiqué du ministère des Affaires étrangères du Pérou, qui exerce la présidence tournante. Les présidents d'Argentine, Cristina Kirchner, d'Equateur, Rafael Correa, du Venezuela, Nicolas Maduro, d'Urugauy, José Mujica, et du Suriname, Desi Bouterse, doivent notamment participer à cette réunion.
La Russie condamne
04.07.2013AFPLa Russie a condamné jeudi l'attitude de la France, de l'Espagne et du Portugal pour avoir refusé le survol de leur espace aérien par l'avion du président bolivien Evo Morales, soupçonné à son départ de Moscou de transporter le fugitif américain Edward Snowden. "L'attitude de la France, de l'Espagne et du Portugal ne peut guère être considérée comme un acte amical à l'égard de la Bolivie, ainsi que de la Russie", a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères dans un communiqué, soulignant qu'il fallait "respecter la souveraineté" de tout pays.