Publier en Afrique sub-saharienne : portraits croisés de trois maisons d’édition

Un auteur africain doit-il se faire éditer en France, en Europe, au Canada ou aux USA, s’il veut être reconnu à l’international ? Quelles sont les maisons d’éditions viables en Afrique sub-saharienne ? Sur quoi reposent leur économie, leur ligne éditoriale ? Quelles difficultés rencontrent-elles ? Quelles sont les perspectives d’avenir ? Rencontre avec trois d’entre elles en Guinée, Côte d’Ivoire et Sénégal.
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Publier en Afrique sub-saharienne : portraits croisés de trois maisons d’édition
Felwine Sarr dans la librairie Athéna. DR
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"La plupart des grands auteurs africains sub-sahariens se font publier à l’étranger, car ils veulent être bien édités, bien distribués, en un mot bien "lus"," affirme l’écrivain sénégalais Felwine Sarr. Cet auteur, économiste, universitaire et musicien est aussi libraire et éditeur à Dakar. Il travaille avec deux compatriotes, les auteurs Boubacar Boris Diop, et Nafissatou Dia Diouf. Cette dernière précise : "Il existe Les Nouvelles Editions Africaines (NEA), historique, devenue Nouvelles Editions Africaines Sénégalaises (NEAS), aujourd’hui peu dynamique, quasi sous perfusion. De nombreuses autres structures bricolent, vivotent, sans lignes éditoriales claires…" Un bref tour d’horizon du Web confirme ce constat : la plupart des maisons d’éditions francophones en Afrique sub-saharienne proposent pêle-mêle des manuels scolaires (une source de profit, au public captif), de la littérature "générale" et "jeunesse", des beaux livres… Bref : elles se distinguent mal les unes des autres, et souffrent d’un déficit d’identité. Les structures, pourtant, ne manquent pas : Donniya (Mali), Papyrus d’Afrique (Sénégal), Ruisseaux d’Afrique (Bénin), Graines de Pensée (Togo), etc, regroupées sous la bannière de l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants. Dès lors, comment vivent-elles ? Comment tirent-elles leur épingle du jeu ? La publication à l’étranger, notamment en France, impose-t-elle sa fatalité ? Pour le savoir, rencontrons trois d’entre elles.
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Aliou Sow-Ganndal. DR
Ganndal (Guinée) : la fierté des langues nationales Nous sommes en Guinée, à Conakry. Au début des années 1990, Aliou Sow, fonctionnaire au ministère de l’Education, veut publier des "fiches" didactiques pour les enseignants. Cette idée donne lieu, deux ans plus tard, au-delà de sa simple vocation scolaire, à la création d’une maison d’Edition avec des partenaires au Québec. Son nom, "Ganndal", un terme générique, désigne en Peul tout ce qui touche au savoir, à la connaissance et à la culture. Chaque année, la structure d’Aliou publie en moyenne huit à dix titres – "un bon score dans le contexte économique et culturel de la Guinée !", précise-t-il – dans les proportions suivantes : 45 % de livres de jeunesse, 30 % de livres scolaires (qui financent les autres secteurs) et 25 % de littérature générale. Les auteurs africains préfèrent-ils se faire publier en France ? A cette question, le fondateur de Ganndal répond, malicieux : "Il y a bien des écrivains français reconnus, tels Yves Pinguilly, Chantal Serrière, ou de grosses signatures, comme mon compatriote Cheick Oumar Kanté, qui préfèrent être édités chez moi." Surtout, Aliou met au rang de ses priorités les publications en langues nationales. Un acte militant, qui relève, selon lui, de sa responsabilité d’éditeur : "A l’inverse du Français, langue de l’école, du travail, les langues nationales se cantonnent à un rôle secondaire, communautariste, regrette-t-il. Nous devons les remettre en valeur !"
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Bureaux de la maison d'édition Eburnie. DR
La dynamique Eburnie (Côte d’Ivoire) Direction Abidjan. Dans la capitale ivoirienne, Marie-Agathe Amoikon-Fauquembergue règne sur son petit Empire, les Editions Eburnie : 3500 m2 d’entrepôts où s’amoncellent quelque cinq millions d’ouvrages et une trentaine d’employés, pour un chiffre d’affaires prospère – environ trois millions d’euros pour 2013, dont 85 % assurés par le scolaire. Celle que l’on surnomme "la dame de fer de l’Edition Africaine", sacrée meilleure entrepreneure féminin du pays en 2004, dirige Eburnie de main de maître, et publie chaque année une cinquantaine d’ouvrages (une trentaine en littérature enfantine et générale ; une vingtaine en scolaire). Après des études entre la France et l’Afrique, cette fille de fonctionnaire international fait ses gammes aux éditions ivoiriennes CEDA, où elle devient Directeur Territorial Chargé de Fabrication. En 2001, elle créée Eburnie, depuis récompensée par de nombreuses distinctions : prix Ivoire pour la Littérature Africaine d’Expression Francophone en 2012 avec L’Arbre s’est penche´ de la Sénégalaise Mariama Ndoye, nombreux prix Alioune Diop pour l’édition en Afrique, etc... Au catalogue de cette dynamique maison, présente sur de nombreux salons internationaux ? Des auteurs de renom, tels Ken Bugul, Aminata Sow Fall…
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Marie-Agathe Amoikon-Fauquembergue, créatrice des éditions Eburnie. DR
Des difficultés rencontrées Malgré leurs succès, Aliou et Marie-Agathe se heurtent à des difficultés similaires. L’absence totale de formations sérieuses en matière d’édition en Afrique sub-saharienne, notamment, inquiète la créatrice d’Eburnie : "Comment trouver, par exemple, un bon secrétaire d’édition ? Je me fie à mon seul instinct pour détecter des perles rares, qui sauront vite s’adapter à ce milieu professionnel." De Conakry à Abidjan, les deux éditeurs analysent les remparts communs à la santé de leur secteur et au bon développement du marché du livre. Ils citent ainsi, de concert, l’analphabétisme élevé au sein des populations, la faiblesse du pouvoir d’achat, le coût de production élevé du livre au plan local et la trop forte concurrence des livres produits au Nord… En Afrique sub-saharienne francophone, l’achat d’ouvrages concerne ainsi surtout une classe sociale élevée, une bourgeoisie qui se développe, des étudiants mais aussi des expatriés. Pour le reste ? Les acheteurs se limitent aux manuels scolaires, leur priorité. Difficile, alors, pour les auteurs, rémunérés généralement 10% sur les ventes, de vivre de leur plume, hormis quelques rares exceptions : les auteurs à succès. Dans le contexte actuel, Marie-Agathe redoute également le tournant numérique : "Je crains un phénomène similaire à celui de la piraterie massive de CDs. Il va nous falloir être malins pour faire respecter les copyrights, et utiliser au mieux les belles ressources que ces changements vont offrir. Je publie d’ores et déjà des livres pour enfants sur tablettes." Pour Aliou Sow, les problématiques, plus profondes qu’il n’y paraît, quasi structurelles, assombrissent un horizon qui pourrait pourtant se dégager : "L’avenir paraît prometteur, car nous possédons un public majoritairement jeune, doté d’une vraie soif d’apprendre, de systèmes éducatifs en constante évolution et d'économies à fort taux de croissance malgré la crise mondiale (en moyenne près de 5%), etc. Pourtant, depuis dix ans, en Guinée, je ne constate guère de progrès. Au contraire. L’environnement politique, économique et réglementaire ne favorise pas l’émergence de l’édition. Les subventions diminuent. De nombreux obstacles existent encore sur la voie de la mise en place de véritables industries du livre, surtout en Afrique francophone." Des solutions ? De nombreuses structures s’unissent, optent pour les coéditions, qui réduisent les coûts des livres. Ainsi, Eburnie s’associe à Favre (Suisse), Ruisseaux d’Afrique, etc. Ganndal a également co-édité, avec neuf éditeurs, une version africaine, solidaire et équitable, à cinq euros, de Mes Etoiles Noires de Lilian Thuram. Enfin, Marie-Agathe insiste : chaque éditeur africain devrait se spécialiser davantage sur un secteur en particulier. Elle-même voudrait, à titre d’exemple, développer son rayon "beaux livres".
Publier en Afrique sub-saharienne : portraits croisés de trois maisons d’édition
L'écrivain Nafissatou Dia Diouf. DR
Jimsaan : les jeunes pousses Des maisons d’édition plus anglées : à Dakar, trois amis inventent une nouvelle façon d’éditer, ciblée sur la littérature et les essais. En 2013, les trois écrivains Felwine Sarr, Boubacar Boris Diop, et Nafissatou Dia Diouf, créent "Jimsaan", du nom d'une rizière de Niodior, une île du Saloum. L’objectif ? Publier des textes de littérature africaine avec une exigence de qualité sans faille et des méthodes professionnelles, "comme en France", en ce qui concerne le choix des manuscrits, les relectures, le travail du texte. "Autant d'éléments qui pêchent, regrette Felwine. Les grands auteurs africains ne doivent plus hésiter à se faire publier ici, pour qu’enfin nos images, notre imaginaire, se détachent des préoccupations, des attentes et du filtre d’autres régions du globe. Nous devons nous recentrer sur notre continent". Les trois complices ont déjà publié des rééditions – Comment philosopher en Islam ? de Bachir Diagne ; La Plaie de Malick Faye –, ainsi que l’original Cantate pour la Mer Noire de Leonora Miano (en décembre prochain). A l’épreuve du feu, ils se heurtent à une première difficulté : publier des livres selon un standard international. "Il n’existe pas d’imprimeur adéquat, en Afrique. Nous externalisons donc en France, alors qu’à terme, nous souhaiterions fonctionner exclusivement en local," Pour autant, Felwine Sarr se déclare confiant en l’avenir de l’édition en Afrique sub-saharienne francophone : "A mon sens, les perspectives sont bonnes, avec la hausse des taux d’alphabétisation, l’élargissement de la classe moyenne, une démographie, un besoin de savoir et une envie de culture croissants, dit-il. Les solutions résident dans la baisse du coût du livre, dans une politique adéquate de promotion de la lecture, et dans l’avènement des livres numériques et audio". Enfin, en parallèle de Jimsaan, les trois complices ont repris, à Dakar, la librairie Athéna, qui se veut un carrefour de débats et d’idées, un espace culturel, avec ateliers slams, soirées poésie, etc. Dans cet endroit convivial, un peu atypique dans la capitale africaine, les phrases semblent sortir des pages. Leur rêve à tous trois ? Que Jimsaan sème des graines et libère les mots d’écrivains africains, contraints à l’exil de la parution. L’avenir (de l’édition africaine) est en marche.