Putsch manqué en Turquie : de la purge à "la répression généralisée"

Après le coup d’Etat raté de vendredi dernier, plus de 6000 personnes accusées d’y avoir participé de près ou de loin ont été arrêtées. Ce qui laisse augurer des jours très sombres pour l’opposition au président Erdogan qui vient de consolider encore plus son pouvoir. Entretien.  
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La purge en Turquie se poursuit
Des militaires escortés par la police après leur participation supposée au coup d'Etat manqué du 15 juillet. Au moins 6 000 personnes ont été arrêtées. 
Tolga Adanali/Depo Photos via AP
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Pour la cinquième fois de l’histoire récente de la Turquie, des militaires ont essayé de renverser le gouvernement. Appuyés par des avions de chasse et des chars, leur tentative a donné lieu à des scènes d'affrontements à Ankara et Istanbul. Ces violences ont opposé les rebelles aux forces loyalistes ainsi qu'à des dizaines de milliers de personnes descendues dans les rues du pays. Cette nuit très confuse du 15 au 16 juillet a fait 290 morts. 

Tout de suite après, "le grand ménage" a commencé, selon les mots du ministre de la Justice, Bekir Bozdag. Le président turc, pour sa part, a promis à ses partisans "d'éliminer le virus de toutes les institutions étatiques". Chose promise, chose faite. Des milliers de personnes ont été arrêtées. 

Quelque 6000 membres des Forces armées dès plus hauts gradés aux simples militaires ont fait les frais du putsch manqué. Au moins 2745 des gardés à vue sont des juges et des procureurs. Une trentaine de gouverneurs a aussi été suspendue. Et cela semble loin d'être fini.

Le mandataire turc envisage même le rétablissement de la peine de mort - abolie en vue d'intégrer l'Union européenne - pour punir les putschistes. Ce qui soulève une véritable inquiétude : ​la chef de la diplomatie européenne Federica Mogherini et les ministres des Affaires étrangères de l'UE ont mis en garde ce lundi le pays contre la tentation d'une répression généralisée.

 

Samim Akgonul
Historien et politologue, Samim Akgönül est spécialiste de la Turquie.
Samim Akgönül.

Samim Akgönül est historien et politologue en études turques, enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg et chercheur au CNRS. Signataire d'une tribune parue dans le Monde en 2012 où il dénonçait déjà un autre style de purge, l'universitaire décrypte les intentions du pouvoir turc. 
 

La presse nationale proche du pouvoir annonçait depuis quelques semaines une forme de purge dans l’armée qui aurait lieu lors d’une grande réunion prévue pour le mois d’août. Est-ce que ce putsch raté n’a pas accéléré le mouvement ? 

 
Cette purge de militaires et d’une manière générale de tout l’appareil étatique est en marche depuis trois ans. Il n’y a rien de nouveau. L’appareil judiciaire, l’éducation nationale et, bien sûr, l’armée sont la cible de purges épisodiques où l'on écarte ceux qui ne sont pas à la botte du pouvoir. Certains ont justifié cette tentative de coup en arguant que c’est une réponse au projet d’Erdogan de donner un coup de balai dans l’armée. Cela me semble tiré par les cheveux. Car même si le coup a été mal préparé, il a été préparé en amont.
 

Cette tentative de coup d'Etat est donc un beau cadeau pour Erdogan…

Bien sûr, c’est l’occasion à ne pas rater. Je ne fais pas partie de ceux qui disent qu’il s’agit d’un complot du pouvoir qui aurait lui-même monté ce putsch pour accélérer la purge. Il n’en avait pas besoin. Mais il est vrai qu’à partir de maintenant, il va être instrumentalisé pour accélérer ce mouvement. 
 
Au moins 3000 juges ont été écartés immédiatement ; 8000 policiers ont subi le même sort ainsi que 60000 officiers et quelques haut gradés. Nous sommes entrés dans une période où l’appareil étatique est de fond en comble « nettoyé ». Nous sommes en train de basculer vers un Etat-parti parti-Etat comme ce fut le cas dans d’autres régimes autoritaires dans le monde. 
 
Avant, lorsqu’il y avait une moindre opposition à la politique du pouvoir, les mis en cause étaient accusés d’être traîtres à la nation. Un nouveau chef d’accusation sera maintenant utilisé : à chaque fois que quelqu’un sera critique vis-à-vis d'Erdogan, il sera accusé de putschiste. C’est très pratique. Cela marche dans l’appareil étatique mais aussi ailleurs : cela vise les intellectuels, les universitaires… 

 

Les journalistes sont également concernés. Comme vous le disiez, depuis quelques années on assiste à de perquisitions de rédactions, à des procès des journalistes qui ont dénoncé la corruption du gouvernement, ou les rapports troubles avec le groupe Etat islamique…

 
C’est le paroxysme. Heureusement que la tentative de coup d’Etat n’a pas réussi parce qu’il n’y a rien de pire qu’une junte militaire au pouvoir. Mais cette tentative est le prétexte parfait pour justifier toutes les dérives.
 

Qu’en est-il de la question kurde ? 

Les Kurdes n’ont plus aucune garantie et n’ont plus de voix. L’opposition quel qu’elle soit ne pourra plus être audible ni par l’opinion publique ni par les partenaires de la Turquie. Il faut dire que 50% des personnes qui sont contre –ou qui étaient contre- la présidence d’Erdogan sont très divisées.

Les kurdes avaient réussi à fédérer derrière eux toute une coalition de défenseurs des droits de l’Homme, de libéraux, de démocrates de la gauche. A partir du moment où le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est tombé dans le piège de la violence, il a perdu de nombreux soutiens. Il reste donc une petite opposition formée par une gauche séculaire accusée d’avoir soutenu plus ou moins le putsch. Cette couche libérale et d’une frange de la population occidentalisée a été tellement insultée par le pouvoir que maintenant être intellectuel ou universitaire relève de l’injure.
 
L' Europe est tombée dans le piège du régime turc

Que peut faire l’Europe ?

Pas grand-chose dans la mesure où l’Europe occidentale, affaiblie par la montée des droites nationalistes et la droitisation de la gauche, est tombée dans le piège du régime turc. L’Europe occidentale a très peur des pauvres réfugiés et a signé un pacte avec le diable qui s'est justement servi de la question des réfugiés. Cette « monnaie d’échange » est tellement bien instrumentalisée par le régime d’Erdogan que l’Europe se retrouve impuissante et va encore se mettre à table avec Ankara. Pour les deux parties, les discussions sur l’adhésion à l’Europe sont aujourd’hui une non question. D’autant que l’UE est plongée dans une grave crise. On verra dans dix ans si le cycle politique change. 
 

L’UE est d’autant plus fragilisée que la Turquie est censée être une alliée dans la lutte contre le groupe d’Etat islamique…

L’armée a été affaiblie. Le moral est à zéro d’une part et d’une autre part, dès le début, Ankara a choisi comme cible les kurdes au lieu de combattre l’organisation terroriste. C’est un allié ambigu. En Syrie, aujourd’hui, trois forces principales sont présentes : le régime de Bachar al Assad, le groupe Etat islamique et les kurdes. Les trois sont des ennemis de la Turquie. Ce sont des erreurs de politique étrangère qui ont des répercussions dan la politique interne de la Turquie. A cela s’ajoute une islamisation rampante du pays.  Dans ce contexte, je vois mal comment la Turquie peut combattre ces terroristes.