Fil d'Ariane
Si à l'origine en 2017, QAnon est potentiellement un canular très bien monté, celui-ci a visiblement mal tourné et peut-être même dépassé ses créateurs. Le mouvement en ligne — très marqué au départ par la recherche d'informations des internautes sur un supposé complot des élites à la solde de "l'Etat profond américain" — est devenu désormais une véritable idéologie qui distille ses croyances un peu partout sur la planète. De l'Allemagne à l'Australie en passant par l'Indonésie, le Royaume-Uni et les pays francophones en Europe, la croyance QAnon se répand via Internet. Et plus les croyances des QAnons sont décriées, vilipendées ou dénoncées comme délirantes, plus le mouvement se renforce et plus ses adeptes pensent avoir vu juste, être dans le vrai.
Pour résumer : les QAnons sont convaincus qu'une cabale politique satanique et pédophile contrôle secrètement le gouvernement américain. Ses membres veulent à terme diriger la planète. Les partisans de cette thèse de départ, croient aussi que le président américain sortant Donald Trump livre une guerre clandestine pour combattre cette "élite maléfique", installée aux plus hauts postes, qui enlève des enfants à des fin d'esclavage sexuel. Une nouvelle croyance s'est propagée à propos des enfants depuis le printemps 2020 : le sang des enfants servirait à extraire une substance, l'adechromone, à la fois une drogue très puissante et un "élixir de jouvence".
QAnon a évolué, au cours des trois dernières années, vers une idéologie politico-religieuse extrémiste. QAnon est ce que j’appelle une religion hyper réelle.Marc-André Argentino, chercheur à l'Institut pour le dialogue stratégique, spécialiste des intégrismes religieux, dans The Conversation
Ces croyances extrêmes — qui ne reposent jamais sur des preuves mais sur des certitudes —, pourraient être ignorées si elles restaient cantonnées à des petits groupuscules appartenant au folklore du Net. Mais l'événement du Capitole, le 6 janvier dernier, a secoué les consciences. Parmi les manifestants ayant envahi le bâtiment de la représentation américaine se trouvaient des figures de QAnon, telles que "Shaman QAnon", ce jeune homme torse nu portant une coiffe à cornes.
En Europe, le Royaume-Uni et l'Allemagne sont les pays les plus touchés par la vague "QAnon". Une enquête de l'Institut pour le dialogue stratégique (document en anglais) comptabilisait 450 000 "membres" du mouvement sur le Vieux continent, en juin 2020. La France, la Suisse ou la Belgique semblaient à ce moment là encore peu concernées par cette croyance.
La NASA possède une colonie sur Mars peuplée d'esclaves humains, kidnappés pendant leur enfance et déportés sur cette planète.Déclaration de Robert David Steele en 2017. Présenté comme "agent de la CIA ", ce témoin clef de QAnon prouverait l'existence de la "cabale"
Dès lors pourtant, le documentaire "Hold-Up, retour sur un chaos" est passé par là. Téléchargé des millions de fois, avec son lot de théories sur la conspiration mondiale , il a rencontré un succès important. Les théories qu'il développe sont très proches de celles de QAnon. Il a peut-être même été pensé par… des membres du mouvement.
Ema Krusi par exemple, une femme d’affaires suisse, est une intervenante du documentaire Hold-Up. Elle est également, selon le site Conspiracy Watch, une représentante de QAnon en Europe.
Malgré l'apparence bon enfant de l'animateur des "Déqodeurs" et son discours pacifiste, le fond de ses théories développées dans ses directs en ligne ou sur son site, est très inquiétant. Le site officiel "QAnon France" sur lequel s'appuie cet animateur relaye quant à lui toute l'explication du "complot mondial" en cours depuis… l'assassinat de Kennedy en 1963. Cette démonstration s'appuie sur une accumulation de scandales d'État… vérifiables et véritables mais mélangés à d'autres, plus ou moins faux ou détournés.
QAnon est un trou noir complotiste, qui avale toutes les autres conspirations et d'où on ne peut pas s'échapper.Anna Merlan, journaliste à Vice
C'est cette pseudo-démonstration, faite de vérités historiques connues mélangées à des thèses invérifiables et souvent manipulées, qui crée la "bulle cognitive" pouvant "hypnotiser" ceux qui s'y intéressent. Un exemple : le programme secret américain de contrôle de la pensée et du comportement"MKUltra" est avéré. Il s'est déroulé dans les années 50 et 60. Le problème est que Qanon vient y ajouter et mélanger d'autres scandales et complots afin de créer la confusion.
Autre exemple avec une enquête du FBI de 1987, enterrée par la justice américaine et déclassifiée depuis peu. Pour Qanon, elle est la preuve de l'existence de la "cabale". Ce document — mis en ligne par l'administration américaine — évoque l'existence d'un réseau de prostitution enfantine appelé "The finders". A la fin des années 80 la justice avait empêché le FBI de poursuivre les instigateurs de ce réseau. Aujourd'hui pour Qanon cette affaire est la preuve qu'un réseau pédophile sataniste planétaire menant à l'enlèvement de "centaines de milliers d'enfants pour les abuser et les saigner" sévit depuis cette époque. Et comme toujours, Qanon crée la confusion en ajoutant un témoignage. Cette fois, celui d'un "ancien agent de la CIA au courant du secret", de par ses fonctions. Pourtant ce témoignage, n'est référencé nulle part. Aucun lien n'est fourni à ce propos par le mouvement.
Robert David Steele est en réalité un informaticien qui a certes travaillé pour le renseignement américain mais qui est surtout connu pour avoir déclaré en 2017 dans une interview sur la chaîne d'Alex Jones — un conspirationniste notoire : "La NASA possède une colonie sur Mars peuplée d'esclaves humains, kidnappés pendant leur enfance et déportés sur cette planète". La NASA a cru bon de démentir les allégations de Steele, peut-être dans un élan humoristique, face à l'énormité des propos.
La thèse du complot mondial a toujours existé (…) Donc, ce n'est pas du tout aujourd'hui que ces théories prennent, mais c'est aujourd'hui qu'elles se propagent, grâce à ces machines virales que sont les réseaux sociaux.Dominique Boullier, sociologue, spécialiste des usages du numérique et des technologies cognitives
Quand les vidéos développant leurs thèses sont supprimées de YouTube, c'est une démonstration pour QAnon que le complot existe vraiment à tous les niveaux.
En réalité, quoi qu'il se passe, quoi qu'il se dise, QAnon a toujours raison. Sa croyance ratisse tellement large, touche à tellement d'événements, que ses membres peuvent justifier leur conviction — ou plutôt leur foi — en permanence.
"QAnon est un trou noir complotiste, qui avale toutes les autres conspirations et d'où on ne peut pas s'échapper" : c'est ainsi que la journaliste du journal Vice, Anna Merlan, résume le principe fondamental du mouvement. Toutes les affaires de complots historiques, de conspirations avérées ont été mélées aux "fantasmagories conspirationnistes" les plus délirantes — mais populaires —, jusqu'à en faire un cocktail dans lequel beaucoup de personnes peuvent se retrouver.
Les conditions psychiques imposées par le confinement ont favorisé la propagation d’une forme de conspirationnisme inédite dans son ampleur autant que dans son décollement de la réalité.L'auteur de l'enquête "Conspiration et fantasmagorie à l'ère de Trump et du Covid" et membre du collectif littéraire italien Wu Ming
Pourtant, ce principe n'est pas nouveau, selon Dominique Boullier, sociologue, spécialiste des usages du numérique et des technologies cognitives, interrogé par TV5MONDE : "La thèse du complot mondial a toujours existé. Je pense au 'Protocole des sages de Sion', aux théories sur la Commission trilatérale et diverses apocalypses annoncées à toutes époques. Donc ce n'est pas du tout aujourd'hui que ces théories prennent, mais c'est aujourd'hui qu'elles se propagent, grâce à ces machines virales que sont les réseaux sociaux."
Lorsqu'on demande au chercheur comment Qanon a réussi à s'implanter aussi vite et fortement, il tient à rappeler son origine : "Il ne faut pas oublier le fonds religieux sectaire américain dans lequel des récits d'apocalypse prospèrent, avec les témoins de Jéhovah, la scientologie, et d'autres moins connus en France, sans qu'on s'en inquiète plus que ça. Donc la croyance se porte bien et s'est toujours bien portée. C'est lorsqu'elle s'attaque à l'État qu'on s'inquiète. Mais sans un catalyseur politique comme Trump, cela n'aurait pas eu non plus de visibilité. Donc un fonds culturel et une situation sociale pour les grandes tendances, un catalyseur — ou disons un influenceur politique majeur — pour le déclenchement et un message adapté à la propagation virale et à sa dérivation sans fin, avec des réinterprétations. Il faut ces trois éléments pour que ça marche."
Les croyants QAnon, en réalité, veulent seulement boucher le vide de sens du monde actuel.Dominique Boullier, sociologue et auteur de "Comment sortir de l'emprise des réseaux sociaux" paru en 2020 aux éditions Le Passeur
L'un des auteurs d'un collectif d'écrivains italiens Wu Ming a publié une longue enquête en 2 parties au sujet de QAnon sur le journal en ligne Lundi matin. Il note que l'époque actuelle, avec la crise sanitaire, a sans doute aidé Qanon dans sa conquête des esprits. "Les conditions psychiques imposées par le confinement ont favorisé la propagation d’une forme de conspirationnisme inédite dans son ampleur autant que dans son décollement de la réalité", explique l'auteur de cette enquête, très inquiet de l'ampleur que prend le mouvement en Europe. "Des attaques et des incendies ont été commis aux États-Unis et plus près de chez nous, en Allemagne, un massacre a été perpétré", souligne l'auteur qui tient à préciser que taxer QAnon de théorie du complot n'est pas adapté : "Appeler QAnon une "théorie du complot" ne rend pas compte de l’enjeu. Même "théorie du complot d’extrême droite", comme le qualifie Wikipedia, n’est pas une définition adéquate." Pour lui, le plus adapté serait "fantasmagorie de complot, qui en anglais se traduirait par conspiracy fantasy. Pour les théories sur des complots fondés et vérifiables, j’utilise plutôt l’expression hypothèse de complot". Au final il résume ce qu'est devenu le mouvement en cinq grandes lignes :