Quand le français était universel

"Sourdez vous le cul tost et apareillez a diner !" Comment activer un aubergiste, réprimander un valet ou insulter un chauffard dans la France médiévale ? Les manuscrits exposés à la bibliothèque de l'université de Cambridge, en Grande-Bretagne, reflètent un français fleuri qui, aujourd'hui, prête à sourire. Ils sont aussi une fenêtre ouverte sur une page d'histoire du Moyen Âge. Avec les médiévistes Jean-Philippe Genet et Bill Burgwinkle, retour sur une époque où le français était la langue des rois, mais aussi de tous les échanges culturels et commerciaux. 
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Quand le français était universel
Une auberge médiévale.
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En l'an de grâce 1398, le jeune Perot, venu d'Angleterre, retrouve son ami Guillaume dans une auberge sur la route de Paris. En quel langage "universel" les deux compères communiquent-ils pour gérer le quotidien ? A l'époque, c'est le français qui unit les peuples. Un français fluide et imagé, car Perot aura pris soin, avant son départ, de bûcher Manières de langage, un guide de conversation à l'attention des voyageurs anglais. Le soir, ils pourraient se chamailler sur ce mode, qui reste étonnament compréhensible pour le francophone du XXIe siècle (sinon, voir traduction en français moderne ci-contre): - 'Guillam, avez vous fait nostre lit? - Nonil, vrayement. - Vous estes bien meschant que notre lit est encore a faire. Sourdez vous le cul et allez vous faire nostre lit, je vous em pri, car je dormisse tres volontiers se je fusse couchee. - Hé, biau sire, me laissez vous chauffer bien les piés primierement, car j'en ai grant froit. - Et com le pourrez vous dire, pour honte, depuis qu'il fait si grant chaut? - Allumez la chandele et va traire de vin. - [Alez] se vous vuillez, car je ne bougerai ja. - Il le meschine qui vous en dounra a boire!  car je m'en irai querre de vin pour mot mesmes et pour Jehan. Et par Dieu! se je puis, vous ne beverez mais huy a cause de vostre malvais voulanté.

Un manuel médiéval de français “langue étrangère“ ?

Quand le français était universel
Une page de “manière de langage“, un manuscrit de 1396.
Réserver une chambre, marchander un produit, demander son chemin, répondre aux provocations, accélérer le service, consoler un enfant ou chanter les "chants d'amour les plus gracieux et les plus amoureux," du monde... Au XXIe siècle, utiliser l'anglais pour se faire comprendre en dehors des frontières est une évidence. Le routard du XIVe siècle, lui, devait s'en tirer dans un contexte où latin et français étaient les seules langues universelles. Et la route était longue, au rythme lent des transports de son époque. Conçu pour enseigner au lecteur à "parler, prononcer correctement et écrire parfaitement en doux français, la langue la plus belle, la plus gracieuse et la plus noble du monde entier après le latin, la plus prisée et aimée de toutes de les autres", Manière de langage est exposé jusqu'au 7 avril 2014 à la bibliothèque de l'université de Cambridge, parmi 53 manuscrits en français médiéval. Le document fait aussi la part belle à la bonne chère : pour le petit-déjeuner, l'auteur mentionne 45 poissons et 19 viandes, "tandis que les légumes sont quasiment absents", note Bill Burgwinkle, professeur de français médiéval à Cambridge et commissaire de l'exposition. Ecrit anonyme provenant de l'abbaye de Bury-Saint-Edmunds, grand centre des lettres et du commerce au Moyen Âge, ce manuscrit "a probablement été rédigé par un Français ou un Anglais d'origine française, à l'attention d'hommes d'affaires d'une certaine classe, explique Bill Burgwinkle. Il accorde une grande importance aux différents registres de langage, et par conséquent aux classes sociales. A chaque situation, il propose différentes phrases en fonction de l'interlocuteur, seigneur ou garçon d'écurie." Le français dans l'Angleterre du Moyen Âge : un "québécois" médiéval Si c'est en Angleterre que ces manuscrits ont vu le jour, c'est moins pour des raisons linguistiques que sociales. "Après la conquête normande, au XIIIe siècle, les nobles, les grands propriétaires terriens, et toute la couche supérieure de la société anglaise sont francophones, explique Jean-Philippe Genet, historien médiéviste et professeur à l'université de Paris I. Mais ces gens d'origine normande baignent dans un milieu anglais, et leur français, un siècle après, se détériore. Leur langue évolue." Un peu comme le québécois par rapport au français, donc. Un clivage dont le révélateur sera la guerre de Cent Ans (1337-1453) : en débarquant en France, les Anglais mesurent combien leur français est en décalage avec celui du continent. "Dans les campagnes, les Français ne les comprennent pas, s'amuse le médiéviste. C'est d'ailleurs une source de plaisanterie pour nombre d'auteurs de l'époque. Dans Jehan de Dammartin et Blonde d'Oxford (1274), de Philippe de Beaumanoir, le comte d'Oxford ne cesse de commettre des impairs du style "belle porcelle" au lieu de "belle pucelle".
Quand le français était universel
Lettre des universitaires de Cambridge au roi d'Angleterre (vers 1380-1400)
Le français, la langue des rois Au-delà des affres des conquêtes entre la France et l'Angleterre, le français fut longtemps la langue du commerce et des autres échanges dans toute l'Europe. "Les textes, eux aussi, circulent beaucoup. De même que les étudiants, entre Paris, Bologne et Oxford, les trois grandes universités médiévales," souligne Bill Burgwinkle. Le français est aussi l'idiome des rois et des élites. Car la très grande aristocratie et les intellectuels, eux, qui rayonnent sur tout le continent, parlent un français châtié, celui qui est enseigné à la Sorbonne, à Paris, et qui est compris de tous parmi les nobles. A la fin du XIIIe, les chroniques de voyages de Marco Polo étaient rédigées en français. Le français fut la langue maternelle de tous les rois d'Angleterre, de Guillaume le Conquérant à Richard II (fin du XIVe siècle). Peu après l'an 1500, Henri VIII écrivait encore ses lettres d'amour à Anne Boleyn en français...
Quand le français était universel
Page grammaire (1350-1400). Les subtilités de l'usage des verbes en français sont expliquées en latin.
Du dialecte à la langue internationale Longtemps, les langues vivantes sont restées des "patois" fluctuants. Qui voulait s'adresser à un grand nombre le faisait en latin, une langue morte. "Le français est la première langue vernaculaire (populaire, ndlr) à avoir des capacités d'expression suffisamment larges pour servir de vecteur de communication universelle," explique Jean-Philippe Genet. Et ce en partie grâce à la politique des rois de France, qui favorise systématiquement les traductions en français dès la fin du xiiie siècle. Mais c'est avec le De vulgari eloquencia, de Dante, qui revendique le statut de langue de communication pour les langues "vulgaires", au début du xive sicèle, qu'elles commencent à se structurer et se stabiliser - le français, tout d'abord, puis l'italien et enfin l'anglais.
Partie de chatouilles Quid de la brouille entre nos deux compères de route, Perot et Guillaume ? Ceux qui n'y tiennent plus seront heureux d'apprendre que la fin du jour les surprend prompts à la réconciliation (traduction ci-contre) : - 'He! Guillam, que vous estez bien suave de corps : pleüst a Dieu que je feusse si sueve et si nette estez.' - 'He! Perot, ne me touchez point, je vous en pro, car je sui bien chatoilleus'. - Hé, Guillam, je vous chatoillerai très bien doncques. - Pour Dieu! biau sire, fines vous, car il est haut temps a dormir, mais huy par Nostre Dame! toutes voies ceu fait mon. - Ore ne parleons plus doncques, mais dormons fort et estaingnez la chandelle. - Guillam, Dieux vous donne bonne nuit et bon repos, et mot aussi. - Quoy ne rions nous nos oraisons  si comme nous sume acoustumez? - Il ne me souvenoit poynt.

Exposition The Moving Word : morceaux choisis

Tous les français du Moyen Âge

Avec J.-P. Genet
Au xiiie siècle, parler français ne signifie pas être compris. car il n'y a pas un français, mais plusieurs, dont celui d'Île-de-France, celui du roi, parlé à Paris, qui, lui aussi, a mis un certain temps à se stabiliser. Il y a aussi l'occitan et le picard, parlé en Flandres et dans le nord de la France, qui a beaucoup influencé l'anglais : nombre de mots anglais viennent du français via le picard, où le "ch" se prononce "k". Ainsi, chat = cat, char = car.

Traduction du dialoge entre Perot et Guillaume

- Guillaume, as-tu fait les lits ? - Non, pas question. - Tu es vilain : tu sais bien qu'il faut faire les lits. Bouge ton c... et fais le lit, allez. Je suis sûr que je m'endormirais comme une masse si je pouvais me coucher dès maintenant. - Alors réchauffe-moi les pieds, parce que j'ai très froid. - Tu n'as pas honte de dire ça ? Alors qu'il fait si chaud ici ? - Allume les bougies et va chercher du vin. - Tu n'as qu'à y aller si tu en veux. Moi, je ne bouge pas. - Maudit soit celui qui te versera un verre ! Si c'est comme ça, je m'en vais en chercher pour moi et pour Jehan. Et tu n'en auras pas une goutte, Dieu m'en garde, à cause de ta mauvaise volonté.

Manières de langage : morceaux choisis

Avec AFP

Le marchand menace en ces termes le jeune apprenti qui préfère passer du temps avec des prostituées plutôt que de travailler : "Tu as esté avecque tes filletes putaignes et makerelles, et pour ce je pri a Dieu que de malle faucille roillie (rouillée NDLR) peus tu avoir le vit coupee"                   Si le fautif persiste à démentir les faits : "je te dounrai un ytel soufflet que tu penseras de moy de cy as quatre jours".                   Le seigneur voyageant avec son valet pourra le rudoyer s'il n'est pas assez empressé : "Ore sourdez vous le cul tost et apareillez a diner".                   Des disputes entre compagnons de voyage dormant dans la même auberge peuvent donner lieu à de vifs échanges, tels : "Tei te, senglant, merdous garçon, vilain mastif, meschant paillart cornart qui tu es".                   Dans un registre plus tendre, un minimum d'égards s'impose à un seigneur qui courtise une demoiselle avant "que se couchera avecque s'amie en très grant joye et esbatement".

Traduction en français moderne de “partie de chatouilles“

- Hé, Guillaume, quel beau corps que le tien. J'aimerais bien avoir un corps aussi net et beau que le tien. - Hé, Perot, doucement. Ne me touche pas, je suis très chatouilleux ! - D'accord, dans ce cas Guillaume, je m'en vais te chatouiller en bonne due forme. - Non, de grâce, arrête. Il se fait tard et il est grand temps de dormir, sainte mère de Dieu !   - D'accord, alors ne parlons plus. Mouche la bougie et dormons bien.   - Bonne nuit, Guillaume, dors bien, et moi aussi. - Et si nous disions nos prières, comme autrefois ? - J'ai tout oublié !