Dans un mois, les Turcs devront se prononcer pour ou contre une réforme de la Constitution qui accorderait les pleins pouvoirs au chef de l’Etat. En pleine campagne référendaire, une biographie filmée du président Erdogan sort au cinéma à point nommé. Les partisans du Non crient à la propagande, les soutiens du « Reis » n’y voient qu’un heureux hasard.
Istanbul, extérieur nuit. Dans la chaleur d’un soir d’été, penché par dessus un muret de pierre, un enfant sanglote : son petit chien est tombé au fond du puits. La caméra s’attarde sur cette bouille d’ange inondée de larmes qui soudain s’illumine. En fouillant dans sa poche, l’enfant a retrouvé une carte de visite… Dans un film hollywoodien des années 80, ce serait peut-être celle de Superman. Mais la scène se passe sur les rives du Bosphore dans les années 90 et l’enfant appelle Recep Tayyip Erdogan.
Istanbul, intérieur nuit. L’homme, en campagne pour la mairie d’Istanbul, vient de rentrer chez lui, épuisé. Il est tard, il travaille trop et ne voit pas assez ses filles… Mais quand il reçoit ce coup de fil désespéré, il repart, et remue ciel et terre pour sauver le chiot. Travelling avant : Tayyip extrait la petite boule de poils grelottante du puits et la remet à son jeune maître, reconnaissant pour l’éternité. Montée de violons.
Sorti il y a une semaine en Turquie, le film Reis n’y va pas par quatre chemins : dès son plus jeune âge, le président de la Turquie a toujours été un héros.
Témoin cette scène où dans les années 60, son père lui donne de l’argent pour qu’il s’offre la bicyclette de ses rêves; devant la boutique de vélo, le garçon se ravise et va donner tout son argent à une famille dans le besoin. Une autre fois, lors d’un match de foot, un petit joueur se blesse. Jusque-là spectateur, Tayyip est appelé à la rescousse. Son premier contact avec le ballon est incroyable : tir de volée, retourné acrobatique... et but ! Admiré de tous, le gamin devient vite Reis, le Chef. «
Ses amis d'enfance, ses proches l'ont toujours appelé ainsi, explique le réalisateur, Hudaverdi Yavuz.
Et lorsqu'il est devenu maire d'Istanbul, automatiquement, on l'a appelé comme ça ».
Première biographie filmée de Recep Tayyip Erdogan, Reis retrace son parcours, de son enfance dans le quartier populaire de Kasimpasa, sur les bords de la Corne d’Or à Istanbul, à son mandat de maire de la métropole de 1994 à 1998. Le film a coûté près de 8 millions d’euros. Projeté dans 300 salles de cinéma à travers le pays, c’est l’un des plus gros lancements de l’histoire du cinéma turc.
Bande-annonce du film "Reis"
Que sa diffusion prévue l’année dernière ait été repoussée, que l’avant-première ait eu lieu le jour des 63 ans du président, au lendemain du lancement de la campagne pour le oui au référendum constitutionnel ne serait que pure coïncidence. «
Ce n’est pas un film politique ou un outil de propagande », assure Reha Beyoglu, le comédien qui joue le rôle d’Erdogan. «
Ce film est entièrement à nous », renchérit Hudaverdi Yavuz, «
il n'y a eu aucune intervention extérieure ». Le réalisateur, qui a précédemment travaillé pour TRT, la très pro-gouvernementale chaîne de télévision publique, affirme ne pas avoir eu besoin de l'autorisation du président pour ce projet.
Rien dans Reis n’écorne néanmoins l’image du président : Tayyip maire d’Istanbul lave lui-même sa voiture de fonction, Tayyip accepte la victoire avec humilité, Tayyip marche d’un pas décidé et le sourire aux lèvres vers sa cellule après avoir harangué ses partisans : «
Une personne ne meurt qu'une fois, si nous devons mourir, alors mourons comme des hommes ! ».
Cette scène finale – l’incarcération d’Erdogan pendant quatre mois en 1999 pour avoir récité en public un poème religieux considéré comme une « incitation à la haine » par les juges – fait écho aux premières minutes du film – le passage à tabac d’un vieil homme dans les années trente pour avoir lancé un appel à la prière en arabe, ce qui était interdit de 1932 à 1950 : deux symboles du traitement injuste réservé aux Turcs pieux par l’élite laïque - ces Turcs blancs qui n’apparaissent d’ailleurs dans le film que pour éviter la prison à un fils de bonne famille toxicomane et meurtrier.
Au-delà de l’hagiographie éhontée, tournée dans un vieil Istanbul de carton-pâte à grands renforts de ralentis et de musique omniprésente, Reis traduit aussi en image les fractures d’un pays chaque jour plus divisé. Un coup d’œil sur les commentaires de la page IMDb consacrée au film suffit à identifier deux Turquie irréconciliables : celle qui chante les louanges de son leader bien-aimé, encense ce «
documentaire » et lui met une note de 10/10 ; et celle qui vomit cette «
insulte au cinéma » à la gloire d’un «
dictateur » et lui met une note de 1/10 – «
parce qu’il n’est pas possible de mettre 0 sur le site ».
Extrait du film "Reis"
Si l’on en croit le box-office, le film ne déplacerait pas les foules. Istanbul Kirmizisi, l’autre grosse production turque de la semaine dernière aurait empoché deux fois plus de recettes lors de son premier week-end en salles. Reis devrait sortir prochainement en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Deux autres épisodes seraient prévus, retraçant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en 2003 jusqu’à la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
Tout occupé à essayer de convaincre ses concitoyens de lui accorder encore plus de pouvoir le 16 avril prochain, le Reis ne s’est pas officiellement prononcé sur le film. Mais à en croire Reha Beyoglu son double au cinéma, le président se serait reconnu en lui. «
Cela me remplit d’une grande fierté » s’émeut-il. Avant d’ajouter : «
J’espère que Dieu va le préserver et qu’il sera avec nous encore de nombreuses années ».